Modification du contrat en raison des fluctuations du marché : la Cour d’appel ferme la porte
Le contexte actuel nous offre de nombreux exemples où la fluctuation des prix de certains intrants affecte l’équilibre économique de plusieurs contrats. Bon nombre de fournisseurs ou entrepreneurs saisissent les organismes municipaux et publics de demandes de modification de contrat ou de réclamations pour coûts additionnels, en alléguant de telles fluctuations.
Cette volatilité des prix se concilie mal avec l’approche à prix forfaitaire ou unitaire-forfaitaire que l’on retrouve fréquemment dans les contrats publics. S’il est aisé de redéfinir le partage des risques dans le cadre des nouveaux contrats, la modification des contrats en cours d’exécution présente divers enjeux.
Dans l’affaire Services Ricova inc. c. Ville de Chambly(1), la Cour d’appel du Québec confirmait le rejet d’une réclamation pour coût additionnel fondée sur les fluctuations des prix et l’absence d’obligation pour les corps publics de consentir à la modification du contrat pour ce motif.
Les faits
À la suite d’un processus d’appel d’offres public, l’appelante Services Ricova inc., se voit adjuger un contrat d’une durée de cinq ans pour les services de collecte des matières recyclables générées sur le territoire de municipalités, leur transport vers un centre de tri, ainsi que leur valorisation.
Ricova réclame 237 286,24 $ aux municipalités afin de compenser l’augmentation du coût de valorisation qu’elle a dû renégocier avec l’exploitant du centre de tri pour les huit derniers mois du contrat découlant de mesures prises par la Chine en janvier 2018 afin de restreindre l'importation de certaines matières sur son territoire. Ces mesures eurent pour effet de faire chuter la valeur de plusieurs produits recyclés qui, jusque-là, se vendaient principalement sur le marché chinois. Ricova allègue que cette situation est une force majeure, la désignant comme la « crise des matières recyclables ».
Les municipalités soutiennent qu’en vertu du Contrat, Ricova devait déterminer le prix de soumission et sélectionner un centre de valorisation vers qui les matières devaient être acheminées. La situation dans laquelle elle se trouve n’était pas imprévisible. Il ne s’agit pas d’événements irrésistibles rendant impossible l’exécution des obligations.
Retour sur le jugement de première instance
La Cour supérieure rejette la réclamation en application du droit civil :
[56] [Ricova] fait valoir qu’il ne s’agit pas d’un prix négocié et que l’ensemble de la situation dans laquelle il se trouve constitue une force majeure et demande à être compensée pour l’augmentation substantielle des coûts de traitement.
[57] Ce faisant, Ricova cherche à faire assumer aux Villes les risques qu’elle a omis de prendre en compte lors de la négociation de son entente avec le centre de tri Recyclage MD.
[58] Tout d’abord, comme relaté ci-haut, les changements survenus sur le marché chinois affectent les centres de valorisations. Ricova n’est affectée par ce changement que par ricochet, et ce, en vertu de sa relation d’affaires avec Recyclage MD. Ce faisant, Ricova plaide pour autrui.
[59] Par ailleurs, et malgré cette conclusion, à compter du moment où une entreprise faisant affaire dans un domaine régi par le marché international ne sélectionne qu’un seul client, elle accepte de prendre des risques qui ne revêtent pas le caractère d’imprévisibilité de la force majeure.
[60] De plus, en indiquant la somme de 5,00 $ / tonne métrique dans sa soumission déposée auprès de la Ville, Ricova accepte de prendre davantage de risques, et ce, dans le but d’obtenir le Contrat parce qu’elle sait pertinemment que sa marge bénéficiaire se dégagera ultérieurement, dans la vente des matières recyclables.
[61] Les décisions de Ricova relèvent de choix stratégiques et économiques qui lui sont propres et qui, de toute façon, ne suivaient pas les tendances du marché, même en 2013 lors de la conclusion du contrat, puisque les estimations de Dessau et la soumission de Matrec confirment que le coût de traitement était normalement substantiellement plus élevé, soit à environ 25,00 $ / tonne.
[62] Ricova n’a pas agi en tant que contractant raisonnablement prudent et diligent dans les circonstances, en omettant de prévoir qu’une potentielle hausse de prix dans un autre contrat, en l’espèce, son entente avec Recyclage MD, pouvait augmenter les coûts de réalisation du Contrat;
[63] En ce qui concerne le caractère irrésistible de la situation, Ricova ne remplit non plus son fardeau de preuve, puisqu’elle est incapable de démontrer qu’il lui est devenu impossible d’exécuter ses obligations, soit de procéder à la collecte, au transport et à la valorisation de matières recyclables. En effet, il est établi que Ricova ne s’est pas trouvé dans l’impossibilité de collecter, de transporter, ni de valoriser les matières recyclables. Elle s’est plutôt trouvée, pour quelques mois, à exécuter à perte l’ensemble de ces tâches en raison de l’augmentation des coûts de valorisation des matières ainsi collectées.
[64] En conclusion Ricova a profité d’une conjoncture favorable durant la majeure partie du Contrat et doit supporter seule les aléas du marché
La Cour applique ainsi le contrat à forfait dans toute sa rigueur, quant au partage des risques entre les municipalités et l’adjudicataire.
L’appel
Devant la Cour d’appel, Ricova reproche à la juge de première instance d’avoir conclu que les changements survenus sur le marché des matières recyclables ne constituaient une situation de force majeure. Elle soutient également que la juge a commis une erreur en refusant de conclure que les intimées n’avaient pas manqué à leur devoir général de bonne foi ou autrement commis un abus de droit en refusant de renégocier les termes du contrat.
La Cour d’appel rejette ces deux moyens :
[6] La question de savoir si les circonstances de l’espèce satisfont aux exigences de la force majeure constitue une question de fait qui commande déférence. La juge a identifié et appliqué correctement les deux conditions nécessaires de la force majeure, soit l’imprévisibilité et l’irrésistibilité. L’appelante a tort lorsqu’elle soumet que l’exigence d’irrésistibilité doit s’apprécier de manière relative. Il est bien établi que le caractère irrésistible de l’événement doit avoir entraîné une impossibilité absolue pour le débiteur de s’exécuter, ce qui n’est pas le cas en l’espèce tel qu’elle le reconnaît d’ailleurs à l’audience.
[7] Quant à la deuxième question soulevée dans le pourvoi, elle s’approche manifestement d’une tentative d’introduire dans la présente affaire la théorie de l’imprévision ou l’une de ses déclinaisons, la théorie du hardship. Quoi qu’en dise l’appelante, cette tentative ne peut réussir pour la simple raison que les conditions strictes d’application de l’une et l’autre de ces théories requièrent au préalable la démonstration d’une circonstance imprévue ce qui, encore une fois, n’a pas été fait ici.
[8] En ce qui concerne le devoir plus général des intimées d’agir de bonne foi, la preuve ne permet pas de conclure qu’elles ont adopté « un comportement véritablement déviant par rapport à celui d’un contractant honnête et prudent » ou qu’en l’occurrence, leur insistance sur la lettre du contrat était « déraisonnable au regard des circonstances ».
La Cour d’appel réitère ainsi que Ricova n’a pas démontré que les conditions de reconnaissance d’une situation de force majeure étaient rencontrées. Elle ajoute par ailleurs que le refus des municipalités de renégocier, ne démontre pas in se la présence de mauvaise foi, appliquant sa décision dans Churchil Falls.
Commentaires
Cet arrêt de la Cour d’appel amène les commentaires suivants.
D’une part, les organismes qui s’engagent dans une renégociation des modalités des contrats à forfait en s’appuyant sur la bonne foi devraient prendre acte de cette conclusion de la Cour d’appel.
Rappelons que, dans le contexte de la pandémie de la COVID-19, plusieurs organisations et associations ont suggéré que la bonne foi pouvait fonder les organismes publics et municipaux à renégocier le contrat ou autrement revoir ses modalités même financières.
Pourtant, comme la Cour le rappelle, il n’existe aucune obligation pour un organisme municipal ou public d’entamer une renégociation du partage des risques pour tenir compte d’une modification des facteurs externes de marché(2).
D’autre part, nous constatons que la Cour d’appel n’a aucunement fait appel au droit public pour rejeter cette réclamation. Pourtant, les dispositions d’ordre public contenues au cadre normatif en matière de modification de contrat faisaient obstacle à quelque forme de compensation ou de modification du partage des risques du contrat.
Ce cadre normatif prévoit qu’un organisme ne peut modifier un contrat accordé à la suite d’une demande de soumissions, sauf dans le cas où la modification constitue un accessoire à celui-ci et n’en change pas la nature(3).
Une modification qui augmente la contrepartie monétaire du contrat en faveur du contractant, sans être accompagnée d’une modification des livrables, altère la nature forfaitaire du contrat. Le partage des risques initialement stipulé au contrat serait modifié, alors qu’il a servi d’assise à la mise en concurrence.
Il est de l’essence même du contrat à forfait de maintenir intégralement le prix forfaitaire convenu, quelles que soient les conditions d’exécution rencontrées par le contractant. Les risques en cas de variation des coûts réels d’exécution par rapport au prix convenu incombent donc au fournisseur, entrepreneur ou prestataire de service.
- 2022 QCCA 1599.
- Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro-Québec, 2018 CSC 46, par. 116.
- Loi sur les cités et villes, RLRQ, c. C-19, art. 573.3.0.4.