L’impact de dividendes réputés sous 84(1) sur la responsabilité de tiers du par. 160(0.1) LIR
Dans la cause impliquant Active Asset Management Inc.[1] (ci-après «AAM»), la CCI a rendu une décision en faveur de AAM qui s’opposait à une cotisation émise par Revenu Canada en vertu du paragraphe 160(1) LIR (comme il se lisait) à la suite de dividendes qui avaient été déclarés — mais non payés — en sa faveur par la société Bakorp Management Ltd. (ci-après «Bakorp»), alors que celle-ci avait une dette fiscale de 11 983 406,55 $ en impôts, intérêts et pénalités.
Les faits
Les faits pertinents sont les suivants:
- Au 31 décembre 2004, Bakorp avait une dette fiscale de 11 983 406,55 $ pour impôts, intérêts et pénalités impayés.
- Le 1er décembre 2004, AAM, actionnaire de Bakorp, résout d’augmenter son capital déclaré dans les actions de catégorie «A» du capital-actions de Bakorp d’un montant de 30 041 400,07 $, ce qui déclenche un dividende réputé du même montant à l’égard de AAM.
- Le même jour, Bakorp résout d’augmenter le capital déclaré dans les actions de catégorie «B» de son capital-actions d’un montant de 34 958 599,92 $, ce qui déclenche un dividende réputé du même montant à l’égard de AAM.
- Le même jour, le conseil d’administration de Bakorp résout de déclarer des dividendes de 29 194,58 $ par action de catégorie «A», soit un total de 35 850 944,67 $ en faveur de AAM.
- Également, le même jour, Bakorp déclare des dividendes de 29 194,58 $ par action de catégorie «B», soit un total de 41 719 055,32 $ en faveur de AAM.
- Le même jour, Bakorp émet des billets promissoires en faveur de AAM comme suit:
- 35 850 944,67 $ pour les dividendes réputés sur les actions de catégorie «A»;
- 41 719 055,32 $ pour les dividendes réputés sur les actions de catégorie «B».
- Aucun des billets promissoires n’a été payé par Bakorp ni demandé d’être payé par AAM.
- Pour son exercice clos le 31 octobre 2005, AAM a produit sa déclaration d’impôt (T2) indiquant des revenus de 142 570 000 $ pour l’ensemble des dividendes réputés et déclarés relatifs aux actions de catégories «A» et «B» dans Bakorp.
- Un premier avis de cotisation de l’ARC a été émis à l’égard de AAM pour un montant de 20 304 746.00 $ en vertu du paragraphe 160(1) LIR.
- Le 15 avril 2018, après opposition de AAM, la cotisation a été réduite à 11 983 407,00 $.
- Revenu Canada allègue qu’il y a eu transfert de biens entre personnes liées sous forme de dividendes, le ou vers le 1er décembre 2004, sans contrepartie suffisante, et tient AAM responsable de la dette fiscale de Bakorp à son égard.
Questions en litige
Le tribunal doit statuer sur les deux questions principales suivantes:
- l’augmentation du capital versé de AAM dans les actions de catégorie «A» ou «B» dans le capital-actions de Bakorp, ou
- la déclaration de dividendes et/ou l’émission de billets promissoires en faveur de AAM,
constitue un transfert de biens au sens du paragraphe 160(1) LIR rendant AAM responsable, en tout ou en partie, de la dette fiscale de Bakorp envers le ministre ?
Analyse et décision de la Cour
Procédant à l’analyse du paragraphe 160(1) LIR tel qu’il se lisait (devenu le par. 160(0.1) LIR), et se référant aux critères établis par la jurisprudence[2], la Cour retient les éléments suivants pour que le paragraphe 160(1) LIR trouve application:
- Le cédant doit être un débiteur fiscal en vertu de la LIR sur le revenu au moment du transfert;
- Il doit y avoir eu un transfert de bien;
- Le cessionnaire doit être une personne (liée) avec laquelle le cédant ne traitait pas à distance ou à l’égard d’une autre personne désignée comme cessionnaire;
- La juste valeur marchande (JVM) du bien cédé doit excéder la JVM de la contrepartie reçue du cessionnaire par le cédant.
En définitive, l’honorable Randall S. Bocock de la CCI synthétise la première question de droit comme suit: un transfert de bien a-t-il eu lieu ?
En analyse, la Cour affirme que, de façon générale, le paiement de dividendes constitue une reconnaissance d’un retour sur un investissement fait par un actionnaire,[3] en proportion des actions détenues et par catégorie.[4]
En contraste, les dividendes réputés peuvent se produire lorsqu’aucun dividende n’a été déclaré ni payé par une société à un actionnaire. C’est le cas notamment par l’application du paragraphe 84(1) LIR.
Un dividende qui est déclaré et payé constitue un transfert actuel de bien de la société payeuse en faveur de l’actionnaire bénéficiaire. Par ailleurs, un dividende réputé (ou présumé) est reconnu lorsqu’il se produit une augmentation de la valeur des actions détenues par un actionnaire dans certaines circonstances. Le paragraphe 84(1) LIR s’applique fiscalement afin d’imposer le dividende réputé de la même manière que celui qui provient d’un dividende reçu.
Poursuivant son analyse, la Cour distingue donc les dividendes réputés des dividendes déclarés par la société Bakorp.
Pour que le paragraphe 160(1) LIR puisse s’appliquer, les parties au litige ont convenu qu’un enrichissement doit avoir été conféré en faveur du cessionnaire ainsi qu’un appauvrissement corrélatif du cédant.
En l’espèce, malgré les prétentions du ministre, la Cour estime que la société Bakorp (cédant) n’a subi aucun appauvrissement par l’application du paragraphe 84(1) LIR créant les dividendes réputés pour AAM. Reprenant les passages du juge Bocock:
[26] The Court disagrees. The deemed dividends burdened no impoverishment. Bakorp paid no funds whatsoever, it incurred no liability and it reflected no transfer. It simply took its recorded retained earnings and re-characterized them as appreciated stated capital to the lawful owner: the shareholder of record.
[27] Regarding enrichment, the Court finds the change as non-tangible as it did the impoverishment. AAM has the same number of shares, it simply has a revised stated (or recorded) value. Notionally, AAM can now say its shares reflect a different stated value, but not a penny has been received by it as a consequence of the deemed dividend.
[28] As importantly, the mischief targeted by s. 160, avoidance of payment of a tax debt to the Crown, has also not occurred. The “funds” available to Bakorp have not changed in the slightest. Its bank account, working capital, other assets and reserves have not been depleted in any way by the increase to stated capital or declaration of the deemed dividend.
[29] For these reasons, s.160 does not apply to the deemed dividends because their accrual to AAM is not a transfer of property under s.160 of the ITA.[5]
En ce qui concerne les dividendes déclarés, le ministre a soutenu qu’ils constituaient un transfert de biens — «selon les autorités»[6] — en faveur de AAM sans que celle-ci n’ait versé de contrepartie.
Pour le ministre, les éléments suivants peuvent constituer des circonstances permettant un transfert de bien, à savoir:
- L’émission de billets promissoires payables à demande, permettant à AAM d’en réclamer le paiement en tout temps;
- La reconnaissance desdits dividendes à titre de revenus dans la déclaration fiscale de AAM;
- L’engagement de Bakorp de payer les montants prévus auxdits billets promissoires.
Aux yeux du ministre et au vu des éléments mentionnés ci-dessus, il y a donc appauvrissement de Bakorp et enrichissement de AAM.
La Cour rejette ces arguments. Pour le tribunal, ces arguments défient la logique d’un transfert de «bien», contrairement aux prétentions du ministre. Selon la Cour, l’émission des billets promissoires comme telle ne constitue pas un «transfert de bien» tant qu’il n’y a pas eu paiement, transfert d’argent ou de biens de la société. En résumé, l’actif de Bakorp n’a pas été affecté. Aucune sortie de fonds n’a eu lieu. De plus, les billets ne sont pas payables à terme, mais à demande. Aucune demande de paiement n’a encore eu lieu de la part de AAM. Il n’y a eu aucun appauvrissement de Bakorp ni enrichissement de AAM. Ce qui dispose des arguments 1) et 3) ci-dessus, aux fins du paragraphe 160(1) LIR. La Cour reconnaît toutefois qu’il est possible que Bakorp doive éventuellement payer AAM en raison des billets promissoires, mais ce n’a pas encore été le cas.
Par ailleurs, le principe de comptabilité d’exercice et la LIR font en sorte qu’AAM était tenue d’inclure la valeur des dividendes dans ses revenus, malgré qu’ils n’aient pas été reçus. L’argument 2) du ministre doit donc être rejeté.
Au final, la Cour en vient à conclure qu’au mieux, la cotisation de l’ARC est prématurée. L’appel de AAM a donc été accueilli.
Commentaires
On pourrait s’attendre à ce que le ministre porte cette décision en appel, notamment en raison des montants en cause. Il est aussi possible qu’en dernier recours, l’argument de la RGAÉ de l’article 245 LIR soit invoqué. Ne sait-on.
ANNEXE
Art. 160(0.1). Interprétation — Pour l’application du présent article et de l’article 160.01, sont assimilés à une opération un mécanisme ou un événement.
Art. 160(1). Transfert de biens entre personnes ayant un lien de dépendance — Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes:
a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;
b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;
c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,
les règles suivantes s’appliquent:
d) le bénéficiaire du transfert et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d’une partie de l’impôt de l’auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d’imposition égale à l’excédent de l’impôt pour l’année sur ce que cet impôt aurait été sans l’application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l’article 74 de la Loi de l’impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts révisés du Canada de 1952, à l’égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l’égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;
e) le bénéficiaire du transfert et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants:
(i) l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,
(ii) le total des montants représentant chacun un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi (notamment un montant ayant ou non fait l’objet d’une cotisation en application du paragraphe (2) qu’il doit payer en vertu du présent article) au cours de l’année d’imposition où les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années.
Toutefois, le présent paragraphe n’a pas pour effet de limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi ni celle du bénéficiaire du transfert quant aux intérêts dont il est redevable en vertu de la présente loi sur une cotisation établie à l’égard du montant qu’il doit payer par l’effet du présent paragraphe.
Art. 84(1). Dividende réputé versé et reçu — Lorsqu’une société résidant au Canada a, à un moment donné après 1971, augmenté le capital versé relatif aux actions de toute catégorie particulière d’actions de son capital-actions, autrement que:
a) par le paiement d’un dividende en actions;
b) par une opération qui a:
(i) soit augmenté la valeur de son actif diminué du passif,
(ii) soit diminué son passif après soustraction de la valeur de l’actif,
d’un montant non inférieur à celui de l’augmentation du capital versé relativement aux actions de cette catégorie particulière;
c) par une opération qui a réduit le capital versé relatif aux actions de toutes les autres catégories d’actions de son capital-actions d’un montant non inférieur à celui de l’augmentation du capital versé relatif aux actions de cette catégorie particulière;
c.1) si la société est une compagnie d’assurance, par une opération au moyen de laquelle elle convertit un surplus d’apport lié à son entreprise d’assurance (à l’exclusion de toute partie de ce surplus qui a pris naissance soit à un moment où la société était non-résidente, soit dans le cadre d’une disposition à laquelle le paragraphe 212.1(1.1) s’applique ou d’un placement, au sens du paragraphe 212.3(10), auquel le paragraphe 212.3(2) s’applique) en un capital versé au titre des actions de son capital-actions;
c.2) si la société est une banque, par une opération au moyen de laquelle elle convertit un surplus d’apport provenant de l’émission d’actions de son capital-actions (à l’exclusion de toute partie de ce surplus qui a pris naissance soit à un moment où la société était non-résidente, soit dans le cadre d’une disposition à laquelle le paragraphe 212.1(1.1) s’applique ou d’un placement, au sens du paragraphe 212.3(10), auquel le paragraphe 212.3(2) s’applique) en un capital versé au titre d’actions de son capital-actions;
c.3) si la société n’est ni une compagnie d’assurance ni une banque, par une opération au moyen de laquelle elle convertit, en capital versé au titre d’une catégorie donnée d’actions de son capital-actions, un surplus d’apport s’étant produit après le 31 mars 1977 (à l’exclusion de toute partie de ce surplus qui a pris naissance soit à un moment où la société était non-résidente, soit dans le cadre d’une disposition à laquelle le paragraphe 212.1(1.1) s’applique ou d’un placement, au sens du paragraphe 212.3(10), auquel le paragraphe 212.3(2) s’applique) et, selon le cas:
(i) découlant de l’émission d’actions de la catégorie donnée ou d’actions d’une autre catégorie ayant remplacé les actions de la catégorie donnée, à l’exclusion d’une émission à laquelle s’appliquent les articles 51, 66.3, 84.1, 85, 85.1, 86 ou 87 ou les paragraphes 192(4.1) ou 194(4.1),
(ii) découlant de l’acquisition d’un bien par la société auprès d’une personne que détenait, au moment de l’acquisition, des actions émises de la catégorie donnée, ou des actions d’une autre catégorie ayant remplacé les actions de la catégorie donnée, à titre gratuit ou pour une contrepartie excluant les actions du capital-actions de la société,
(iii) résultant d’une opération par laquelle la société a réduit le capital versé au titre de la catégorie donnée d’actions, ou d’actions d’une autre catégorie ayant remplacé les actions de la catégorie donnée, jusqu’à concurrence de la réduction du capital versé qui a résulté de cette opération,
la société est réputée avoir alors versé un dividende sur les actions émises de la catégorie particulière, égal à l’excédent éventuel du montant de l’augmentation du capital versé sur le total des montants suivants:
d) le montant de l’augmentation visée au sous-alinéa b)(i) ou de la diminution visée au sous-alinéa b)(ii), selon le cas;
e) le montant de la réduction visée à l’alinéa c);
f) le montant de l’augmentation du capital versé qui découle de la conversion visée aux alinéas c.1), c.2) ou c.3);
chacune des personnes qui détenaient immédiatement après le moment donné une ou plusieurs actions émises de cette catégorie particulière est réputée avoir à ce moment touché un dividende égal à la fraction du dividende ainsi réputé avoir été payé par la société représentée par le rapport entre le nombre d’actions de cette catégorie particulière qu’elle détenait immédiatement après ce moment et le nombre d’actions émises de cette catégorie qui étaient en circulation immédiatement après ce moment
- Active Asset Management Inc. v. The King, 2024 CCI 87 (14 juin 2024).
-
Eyeball Networks Inc. v. Her Majesty the Queen, 2021 CAF 17 au par. 2; Livingstone v. Canada, 2008 CAF 89 au par. 9.
-
Gosselin v. HMQ [1997] 2 CTC 2830, 1996 CanLII 21633 (CCI).
-
Neuman v. MNR, 1998 CanLII 826 (CSC), [1998] 1 SCR 770 au par. 64.
-
Active Asset Management Inc. v. The King, 2024 CCI 87 (14 juin 2024).
- Addison & Leyen Ltd. v. HMQ, 2006 CAF 107 (CanLII), [2006] FCJ No. 489, par. 57 à 60.