Fiscalité et comptabilitéjuin 16, 2022

L’affaire Paletta et un retour sur la notion d’exploitation d’une entreprise

L’auteur résume et analyse une décision récente de la CAF concernant la notion d’exploitation d’une entreprise.

Contexte

Les quelque quarante dernières années ont vu les tribunaux se pencher sur la question d’exploitation d’une entreprise afin de tenter de la définir plus clairement, en tenant compte des contextes et objectifs dans lesquels les contribuables exerçaient leurs activités. Cette question a dû être considérée à nouveau par la Cour d’appel fédérale (ci-après «CAF» ou «Cour d’appel») dans la cause Canada c. Paletta(1) où la CAF a profité de l’occasion pour remettre certains pendules à l’heure en renversant la décision(2) de la Cour canadienne de l’impôt (ci-après «CCI»)(3). Il peut être pertinent de préciser que M. Paletta demeurait en Ontario, une province de common law, compte tenu que l’analyse des juges de la CAF y fait référence explicitement.

Les faits

Au cours des années d’imposition 2000 à 2007, M. Paletta a touché des revenus de diverses sources, s’élevant dans l’ensemble à environ 38 000 000 $. Or, la presque totalité de ces revenus, soit 37 000 000 $, ont été effacés pour fins fiscales par des pertes qu’a réalisées M. Paletta à la suite d’opérations de change à terme. M. Pasquale Paletta est décédé en cours d’instance et sa succession a poursuivi ses démarches de contestation face aux autorités fiscales canadiennes.

M. Paletta disposait de liquidités importantes. Il avait établi un plan en vertu duquel il investissait dans des contrats de devises à terme par lesquels il s’engageait simultanément à acheter et à vendre des montants équivalents d’une devise étrangère, et ce, à différentes dates très rapprochées à venir. À mesure que le cours de la devise fluctuait, un des deux contrats passait en position de gain, et l’autre en position de perte. Avant la fin de l’année d’imposition, M. Paletta réalisait la portion équivalant à une perte, cristallisant du même coup la perte aux fins d’imposition. La portion équivalant au gain, quant à elle, était cristallisée au début de l’année d’imposition suivante. Grâce à cette stratégie de décalage, M. Paletta a structuré ses contrats de change de telle sorte que, bien que les montants transigés se contrebalançaient, l’un des deux donne lieu à une perte au cours de la première année et l’autre, à un gain correspondant l’année suivante.(4)

Sommairement, il a effectué des opérations lui permettant de réaliser des profits et des pertes comme suit:

Année d’imposition

Pertes ou gains déclarés

2000

(6 184 460,89 $)

2001

(2 150 917,06 $)

2002

(10 007 726 $)

2003

(6 198 247,76 $)

2004

(4 294 300,06 $)

2005

(5 134 923,14 $)

2006

(21 236 115,40 $)

2007

6 444 216,20 $

Total

(48 762 747,11 $)

 

De plus, deux autres sociétés détenues ou contrôlées par M. Paletta étaient visées par les autorités fiscales. Pour celles-ci, des pertes supérieures à 150 millions de dollars étaient réclamées à la suite de l’exécution de plans semblables, et contestées par les autorités fiscales dans des dossiers distincts.

En 2014, le ministre du revenu a émis des avis de nouvelle cotisation pour toutes les années concernées, refusant la déduction des pertes ainsi réclamées.

La CCI a donné raison au contribuable pour certains de ses arguments, et rejeté les avis de nouvelle cotisation, estimant que M. Paletta avait encouru ces pertes dans le cadre de l’exploitation d’une entreprise et qu’il n’avait pas agi avec négligence. Le ministre a porté cette décision devant la CAF qui a renversé la décision de la CCI.

Arguments de M. Paletta et la succession

Fondamentalement, M. Paletta et sa succession ont soutenu qu’il avait effectué ces opérations dans le but de rechercher un profit. Ce profit, expliqua-t-il, provenait essentiellement de l’écart (le différentiel) entre les intérêts qu’il payait sur ceux qu’il récoltait pendant la durée des contrats. M. Paletta estimait que ses activités impliquaient un risque élevé dû à l’importance des sommes en cause à chacune des années. Il a soutenu qu’au cours de sept années en cause, plusieurs millions — voire des milliards — étaient en jeu. Au bout du compte, ses opérations avaient pour but de générer un profit, selon l’appelant.

Devant la CCI, ces experts des deux parties se sont présentés pour témoigner. Sur la question de la recherche de profit, la CCI a conclu que M. Paletta n’avait pas réussi à justifier son argument. Le tableau suivant démontre qu’en effet, le différentiel d’intérêts n’est pas concluant pour soutenir l’argument de recherche de profit en soi.

Cycle des opérations

Pertes

Gains (réalisés au cours de l’année d’imposition suivante)

Écart net (profit/perte financier(ère))

2000

(5 974 460,89 $)

5 974 660,32 $

199,43 $

2001

(8 063 011,19 $)

8 030 844,73 $

(32 166,46) $

2002

(9 907 726,75 $)

9 912 321,58 $

4 594,82 $

2003

(16 011 042,22 $)

16 026 804,80 $

15 762,58 $

2004

(20 467 060 $)

20 313 547 $

(153 513 $)

2005

(25 231 920 $)

25 212 680 $

(19 240 $)

2006

(46 485 910 $)

46 422 000 $

(63 910 $)

2007

(39 998 730 $)

s/o

s/o

 

En revanche, la Cour s’est rendue à l’argument de l’appelant à l’effet qu’il exploitait une entreprise. En conséquence, la CCI a permis la déduction des pertes pour les années concernées, malgré qu’il n’y avait pas de recherche de profit, comme la CCI l’a mentionné très clairement.

Comme le mentionne le jugement de la CAF: «La Cour de l’impôt conclut que les opérations avaient [traduction] «pour seul objet chaque année la réalisation d’une certaine perte pour l’année» et que [traduction] «tout, sans exception, tendait à cette perte et à sa réalisation chaque année» (motifs, par. 70). En outre, selon elle, [traduction] «aucune personne désireuse de réaliser des gains n’aurait effectué les opérations réalisées par M. Paletta» (motifs, par. 134) et les opérations n’étaient pas justifiées sur les plans financier ou commercial (motifs, par. 128). La Cour de l’impôt rejette l’avis de l’expert cité par M. Paletta suivant lequel les opérations semblent avoir eu pour objet de générer des profits [traduction] «au bout du compte» (motifs, par. 140). Elle répète que «le seul objet des opérations était l’évitement fiscal» (motifs, par. 142).»(5)

Arguments de la Couronne

La Couronne a ajusté ses arguments devant la CCI et la CAF. Initialement, le ministre a plaidé que les transactions étaient factices, qu’elles constituaient un trompe-l’œil, un artifice. Cet argument fut délaissé en plaidoiries par suite de la preuve déposée devant la CCI. L’argument principal est toutefois demeuré. Pour le ministre, M. Paletta n’a jamais exploité une entreprise au sens de la jurisprudence fiscale pour les années en cause.

De plus, comme les avis de nouvelle cotisation ont été émis bien au-delà de la période normale de nouvelle cotisation, le ministre a soutenu que le contribuable avait fait une présentation erronée des faits «par négligence, inattention ou omission volontaire» (sous-al. 152(4)a)(i) LIR) et, pour justifier la pénalité imposée, la Couronne a plaidé qu’une telle présentation erronée des faits avait été faite «sciemment ou dans des circonstances équivalant à faute lourde» (par. 163(2) LIR).

Pour les motifs exposés ci-après, la CAF a donné raison au ministre et rétabli les avis de nouvelle cotisation, incluant les pénalités imposées sous le paragraphe 163(2) LIR.

L’analyse

De l’avis de la Cour d’appel, la CCI a erré dans son analyse des critères servant à déterminer si M. Paletta avait exploité une entreprise au non. À cette fin, la CAF a effectué une révision de certaines décisions concernant cette question, particulièrement celles rendues par la Cour suprême depuis les quelques quarante dernières années. La Cour s’est particulièrement attardée aux décisions suivantes: Stewart c. Canada(6), Walls c. Canada(7), Friedberg c. Canada(8), Stubart Investments Ltd. c. La Reine(9), Moldowan c. La Reine(10).

Pour la Cour, la question principale repose sur la notion de source de revenu. Est-ce que les opérations effectuées par M. Paletta constituaient une source de revenu au sens de l’article 3a) LIR? Si oui, de quel type?

L’appelant a soutenu qu’il a effectué toutes ces transactions avec l’intention de générer un profit et dans l’exploitation d’une entreprise. Le ministre a contesté ces deux allégations.

La CAF a fait siennes les considérations de la CCI concernant le fait que l’appelant n’avait aucune intention de rechercher un profit pour toutes les années concernées, malgré les sommes en cause. La CAF s’est concentrée sur les critères devant être appliqués afin de déterminer si l’appelant exploitait une entreprise, compte tenu de l’évolution du droit et l’enseignement de la Cour suprême, notamment dans l’arrêt Stewart.

La Cour d’appel a également pris le soin d’élaborer quelque peu sur l’évolution du droit sur cette question comme suit:

[34] Dans l’arrêt Stewart, la Cour suprême cherchait à abandonner le critère de l’expectative raisonnable de profit (le critère de l’ERP). À l’origine, ce critère était rattaché à une disposition légale précise, mais, au fil du temps, son application a été élargie à toutes sortes de situations pour déterminer si une activité emportait une source de revenus ou si le contribuable poursuivait plutôt une démarche personnelle, généralement un passe-temps (Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, 1977 CanLII 5). Tout particulièrement, la Cour suprême ne voyait pas d’un bon œil le fait que les juges, en appliquant ce critère, évaluaient avec du recul les décisions commerciales des contribuables visés et mettaient souvent en doute le sens des affaires de ces derniers, un rôle pour lequel les juges n’étaient ni bien outillés ni mieux placés que les contribuables dont ils scrutaient les actes (Stewart, par. 44 à 47). Fondamentalement, le critère de l’ERP, qui n’est pas prévu dans la Loi à titre de critère autonome d’application générale, avait fini par remplacer la définition de common law acceptée depuis longtemps de ce qui constitue une entreprise, suivant laquelle il s’agit simplement d’une activité qui a pour objet la recherche de profits (Stewart, par. 38 citant Smith v. Anderson (1880), 15 Ch. D. 247 (C.A.), p. 258; Terminal Dock and Warehouse Co. c. M.N.R., [1968] 2 R.C. de l’É. 78, [1968] C.T.C. 78, conf. par [1968] R.C.S. vi, 68 D.T.C. 5316).

En conséquence, la Cour d’appel a résumé ce critère à deux volets de la Cour suprême comme suit:

  1. L’activité du contribuable est-elle exercée en vue de réaliser un profit, ou s’agit-il d’une démarche personnelle?
  2. S’il ne s’agit pas d’une démarche personnelle, la source du revenu est-elle une entreprise ou un bien?

Compte tenu de la preuve soumise, malgré des airs d’activité commerciale, l’activité en question n’avait pas pour objet la réalisation de profits. Pour la Cour d’appel, on ne saurait conclure à l’existence d’une source de revenus tirés d’une entreprise ou d’un bien. Or, la CCI a conclu à tort que l’appelant pouvait exploiter une entreprise malgré qu’il ne pouvait démontrer une intention de rechercher un profit. La CAF ajoute: «… Le critère énoncé dans l’arrêt Stewart avait pour objet de remettre au premier plan la «recherche de profit» dans l’analyse servant à déterminer si une activité constitue une entreprise. Par conséquent, il n’est pas possible de l’interpréter de façon à exiger que l’on conclue à l’existence d’une entreprise dans les cas où la preuve démontre l’absence d’une intention de réaliser des profits.»(11)

La Cour d’appel a mentionné que l’arrêt Stubart enseigne que, en l’absence d’une disposition expresse contraire ou d’une conclusion selon laquelle il y avait un trompe-l’œil, les transactions en cause ne peuvent être invalidées au motif qu’elles sont motivées entièrement ou partiellement par des considérations fiscales. Cependant, rien dans la jurisprudence ou la doctrine n’étaye la thèse qu’une activité uniquement motivée par l’évitement fiscal puisse être considérée comme étant une source de revenus pour l’application de la Loi(12).

L’intention de générer un profit est essentielle à l’exploitation d’une entreprise. Pour la Cour, la structure des transactions a été élaborée de façon à «laisser croire que les opérations étaient de nature commerciale, alors qu’en fait la seule activité exercée consistait à éviter de payer des impôts.»(13) Il s’agit d’une forme de tromperie. Il ne s’agit alors pas d’une source de revenus tirés d’une entreprise ou d’un bien.

Pour la Cour, l’évitement fiscal demeurait le principal objectif du contribuable entourant les opérations effectuées visant à générer des pertes, afin de compenser les profits générés les années précédentes. Quant au risque financier allégué encouru par l’appelant, les opérations de swaps bien orchestrées par l’appelant ont fait en sorte qu’il était à peu près nul. Le seul risque de l’appelant était le risque fiscal.

Quant au bien-fondé des avis de nouvelles cotisation hors du délai normal, la preuve a permis au tribunal de conclure que l’appelant a eu plusieurs occasions de consulter des experts compétents (comptables, fiscalistes, avocats) qui auraient pu lui donner un ou des avis juridiques ou fiscaux depuis l’année 2000. Bien qu’il ait eu des discussions avec ceux-ci, il n’a pas cherché à obtenir d’avis plus spécifique, particulièrement en tenant compte que ses opérations n’avaient pas pour but de rechercher un profit. Ainsi, les conseils ou avis obtenus l’ont tous été en prenant pour acquis que le contribuable effectuait ses opérations dans l’intention d’en dégager un profit, ce qui s’est avéré erroné.

En conséquence, la CAF a maintenu les avis de nouvelle cotisation pour les années concernées en vertu du sous-alinéa 152(4)a)(i) LIR, sauf pour la dernière, incluant les pénalités imposées en vertu du paragraphe 163(2) LIR.

Commentaires

Bien que la décision de la CAF dans l’affaire Paletta provient et ait été rendue dans la province de l’Ontario, province de common law, le droit fiscal canadien est en grande partie issu de la common law. Au Québec, l’alinéa 1525(3) du Code civil du Québec définit l’exploitation d’une entreprise comme suit:

Constitue l’exploitation d’une entreprise l’exercice, par une ou plusieurs personnes, d’une activité économique organisée, qu’elle soit ou non à caractère commercial, consistant dans la production ou la réalisation de biens, leur administration ou leur aliénation, ou dans la prestation de services. (nos soulignés)

La jurisprudence fiscale canadienne quant aux questions soulevées dans la décision Paletta est maintenant bien établie. Par contre, en droit civil, la recherche de profit n’est pas, en lui-même, le critère dominant servant à caractériser l’activité d’entreprise ou non.


  1. Canada c. Paletta, 2022 CAF 86 (CanLII), 17 mai 2022.
  2. Paletta Estate v. The Queen, 2021 CCI 41 (CanLII), 17 juin 2021.

  3. En réalité, la CCI a rendu trois autres décisions concernant le contribuable Paletta pour d’autres aspects: Paletta Estate v. The Queen, 2021 CCI 11; Paletta c. La Reine, 2017 CCI 233; Paletta c. La Reine, 2016 CCI 171 (CanLII).

  4. Canada c. Paletta, 2022 CAF 86 (CanLII), par. [6].

  5. Canada c. Paletta, 2022 CAF 86 (CanLII), par [16].

  6. Stewart c. Canada, 2002 CSC 46, [2002] 2 R.C.S. 645.

  7. Walls c. Canada, 2002 CSC 47, [2002] R.C.S. 684.

  8. Friedberg c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 285, 1993 CanLII 41.

  9. Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536, 1984 CanLII 20.

  10. Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, 1977 CanLII.

  11. Canada c. Paletta, 2022 CAF 86 (CanLII), par [39] extrait.

  12. Canada c. Paletta, 2022 CAF 86 (CanLII), par. [61].

  13. Canada c. Paletta, 2022 CAF 86 (CanLII), par. [52].

Me Jacques Ostiguy, avocat, F.Adm.A., Pl.Fin., CMC, de l’étude Avocats-Conseils Ostiguy Laurin, s.n. L’auteur est également chargé de cours à l’UQAM, à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke et professeur au Collège de Valleyfield.

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