Fiscalité et comptabilitéfévrier 09, 2022

Répartition du revenu d’une société de personnes

L’auteur résume et analyse un jugement récent de la CAF dans lequel il est question de la protection des biens contre des créanciers par des associés liés pouvant constituer une base raisonnable et pertinente dans la répartition du revenu d’une société de personnes.

La recherche de la protection des biens contre des créanciers par des associés liés constitue-t-elle une base raisonnable et pertinente dans la répartition du revenu d’une société de personnes?

Contexte

Le paragraphe 103(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR) prévoit que les associés doivent établir un partage du revenu et des pertes d’une société de personnes dans des proportions qui sont déterminées entre les associés, lesquelles doivent être raisonnables. Cette convention ne doit toutefois pas avoir «pour objet principal de réduire les impôts ou de différer le paiement des impôts qui auraient pu être ou devenir payables par ailleurs en vertu de la présente loi …». Dans un tel cas, la part du revenu ou de la perte ou d’un autre montant, selon le cas, revenant à chaque associé «est le montant qui est raisonnable, compte tenu des circonstances …».

Le paragraphe 103(1.1) LIR concerne les situations où des associés ayant un lien de dépendance procèdent à un partage de revenu, de perte ou de tout autre montant dans des proportions qui ne sont pas raisonnables dans les circonstances. Aux fins de cette disposition, il doit être tenu compte «du capital qu’[un associé] a investi dans la société de personnes ou du travail qu’il a accompli pour elle ou de tout autre facteur pertinent». Dans une telle situation, cette part «est réputée, indépendamment de toute convention, être le montant qui est raisonnable dans les circonstances.»

C’est cette dernière situation qui a retenu l’attention des tribunaux dans la décision Aquilini(1) de la Cour d’appel fédérale (CAF), laquelle a confirmé la décision rendue par l’honorable F.J. Pizzitelli de la Cour canadienne de l’impôt (CCI)(2).

Les faits

Le litige porte sur la répartition des revenus, de pertes d’entreprise et surtout d’un gain en capital réalisés en 2007 par la société de personnes Aquilini Investment Group Limited Partnership (AIGLP) entre les associés dont quatre étaient des fiducies familiales au profit de trois frères et une sœur Aquilini. Essentiellement, environ 99 % du revenu net de la société de 2007 a été alloué à ces fiducies qui détenaient des parts de catégorie «G» dans AIGLP, alors qu’au total, elles avaient contribué pour environ 0,0006 % du capital de la société de personnes AIGLP. Parallèlement à cette cause, la contestation portait également sur la répartition des pertes de AIGLP en faveur d’une autre société de personnes, Geri Limited Partnership (GERI) qui détenait des parts d’une catégorie différente dans AIGLP.

De manière simplifiée, la convention de société AIPGL prévoyait que les revenus nets n’excédant pas 1 000 000 $ étaient alloués à certains détenteurs de parts, alors que ceux excédant 1 000 000 $ étaient partagés entre les détenteurs des parts G (soit les quatre fiducies familiales des frères et de la soeur Aquilini).

Pour l’histoire, les parents Aquilini se sont lancé en affaires au milieu des années 1950, principalement dans le domaine immobilier. Ils ont réussi à créer un empire financier et monté une structure corporative, de sociétés et de fiducies complexe au profit de leurs quatre enfants. En 2005, AIGLP a acquis une participation de 50 % dans le club de hockey des Canucks de Vancouver, incluant l’aréna.

En 2007, AIGLP a vendu divers actifs afin de procéder à l’achat de la partie restante (50 %) des Canucks de Vancouver. Pour ce faire, la société AIGLP a vendu divers actifs immobiliers, générant ainsi un gain en capital d’environ 95,6 millions $, soit un gain en capital imposable de 47 948 580 $, lequel a été réparti également entre les quatre fiducies familiales Aquilini. Le capital fourni par les quatre fiducies dans les parts G s’élevait à 1 000 $, alors que le capital fourni par les autres associés (détenant les autres parts) s’élevait à plus de 150 millions $.

De plus, un revenu net de 513 123 $ (ou 513 802 $, le montant n’étant pas clairement établi) a été alloué aux détenteurs des autres parts, laissant ainsi un montant de 486 877 $ (ou 486 198 $) alloué de manière non conforme à la convention de société.

En 2011, l’ARC a contesté la répartition du revenu, de la perte et des gains en capital effectué par AIGLP en 2007. Les associés se sont opposés aux motifs que l’on peut résumer comme suit:

  1. Bien que le paragraphe 103(1.1) LIR prévoit que l’on doive tenir compte du capital qu’un associé a investi dans la société de personnes ou du travail qu’il a accompli pour elle, dans la répartition des revenus, pertes et autres montants, cette disposition permet également de tenir compte de tout autre facteur pertinent;
  2. La répartition du revenu, des pertes et du gain en capital effectuée par la société de personnes AIGLP tient compte précisément de cet autre facteur;
  3. La répartition a été faite afin de protéger la société contre ses créanciers et pour des fins de planification successorale des membres de la famille Aquilini;
  4. Cette répartition aurait été faite de la même manière et dans les mêmes proportions même si les associés n’avaient pas eu de lien de dépendance entre eux.

L’analyse

Devant la CCI, tous les arguments des appelants ont été rejetés et la CAF a également conclu au rejet des appels, essentiellement pour les mêmes motifs, à savoir que les répartitions du revenu, des pertes et du gain en capital imposable entre les fiducies et la société de personnes GERI n’étaient pas raisonnables dans les circonstances.

En analyse, les Cours en sont venues aux conclusions suivantes:

  • Il n’est pas contesté que les appelants sont toutes des personnes liées entre elles en vertu du paragraphe 251(1) et de l’alinéa 251(2)a) LIR.
  • L’allocation du revenu, des pertes et des gains en capital imposables n’est pas raisonnable au regard du paragraphe 103(1.1) LIR.
  • Ces allocations ne respectent pas les contributions dans le capital de la société de personnes AIGLP, ni dans le travail ou les efforts et contributions fournis par les associés (les fiducies) ni par les fiduciaires.
  • Les «autres facteurs pertinents» soulevés par les appelants concernent le fait de vouloir protéger la société AIGLP de ses créanciers, ainsi que la poursuite d’un objectif de planification successorale.
  • Les appelants n’ont pu réussir dans leur fardeau de preuve à démontrer que les répartitions des revenus, pertes et gains en capital n’auraient pas été différentes s’ils n’avaient pas eu de lien de dépendance entre eux. Notamment:
    • La répartition des revenus, incluant les pertes et le gain en capital, ne respecte pas la convention de société;
    • Des investisseurs n’ayant aucun lien de dépendance n’auraient pas accepté de ne recevoir que des pertes, aucun revenu ni gain en capital, alors que leur investissement représente plus de 99 % du capital de la société de personnes;
    • Corollairement, des investisseurs n’ayant aucun lien de dépendance n’auraient pas accepté que 99 % des revenus soient alloués à des associés qui n’ont fourni que 1 000 $ en capital, alors que leur investissement s’élève à plus de 150 millions $;
    • Des investisseurs n’ayant aucun lien de dépendance n’auraient pas accepté qu’un motif tel que la protection des créanciers de la société de personnes ou celui d’un objectif de planification successorale soit considéré comme un motif raisonnable et valable dans les circonstances, afin d’effectuer le partage des revenus, pertes et gains en capital.

Les Cours ont dû procéder à l’analyse de ce qui serait considéré comme un partage raisonnable dans les circonstances. Les appelants ont soumis que cette analyse devait se situer au niveau des contribuables, à savoir subjectivement ou encore selon l’ensemble des associés, ce qu’un contribuable pourrait considérer comme raisonnable dans les circonstances, si elles n’avaient aucun lien de dépendance.

Pour les appelants, l’allocation des revenus, pertes et gains en capital avait pour but notamment de protéger les actifs de la société AIGLP contre d’éventuelles poursuites contre elle par ses créanciers et ce, pour le bénéfice de tous les associés.

La CAF a plutôt situé l’analyse de cette question afin de déterminer l’intention recherchée par le législateur dans sa formulation du paragraphe 103(1.1) LIR, et plus particulièrement dans le passage suivant en caractères gras:

103(1.1) Entente au sujet des revenus, etc. en proportions déraisonnables — Lorsque plusieurs associés d’une société de personnes qui ont, entre eux, un lien de dépendance conviennent de partager tout revenu ou toute perte de la société de personnes, ou tout autre montant qui se rapporte à une activité quelconque de la société de personnes, et qui doit entrer en ligne de compte dans le calcul du revenu ou du revenu imposable de ces associés et que la part du revenu, de la perte ou de cet autre montant revenant à l’un de ces associés n’est pas raisonnable dans les circonstances, compte tenu du capital qu’il a investi dans la société de personnes ou du travail qu’il a accompli pour elle ou de tout autre facteur pertinent, cette part est réputée, indépendamment de toute convention, être le montant qui est raisonnable dans les circonstances.

Du même souffle, la CAF s’est posé la question à savoir: est-ce que la recherche de protection de la société de personnes peut être un facteur pertinent dans l’allocation de ses revenus, pertes et gains en capital?

Le passage suivant de la décision de la CAF mérite d’être cité:

[42] In this case, the appellants submit that their reason for allocating income to the four trusts was the protection of assets from creditors, in particular, ex-spouses of the partners. The allocation was to protect assets of the partners and indirectly the assets of the partnership (since partnership assets may have to be sold to provide funds to a partner to pay creditors). The creditor protection purpose is not related to anything that was done to allow the partnership to earn the income that was allocated. Including creditor protection as a relevant factor would not be consistent with the ejusdem generis principle of statutory interpretation as noted by the Tax Court Judge in paragraph 97 of his reasons. Creditor protection is not of the same class as the enumerated factors of capital invested and work performed, both of which are factors that would have, directly or indirectly, led to or contributed to the income that was earned by the partnership and which is allocated to the partners.

En résumé, le paragraphe 103(1.1) LIR contient une énumération de facteurs pouvant constituer des motifs valables dans la détermination du caractère raisonnable de l’allocation des revenus d’une société de personnes à l’égard de ses associés. Ici, le principe de l’énumération ejusdem generis prend toute sa place. Pour la Cour, le législateur n’a pu vouloir qu’un motif tel que celui de la protection d’une société contre ses créanciers soit un motif valable et pertinent dans la répartition des revenus, pertes ou gains en capital entre les associés. La protection contre ses créanciers n’a rien à voir avec les activités et les actifs de la société ni avec le mode de répartition des revenus, pertes et gains en capital.

Au final, l’énumération des facteurs faite dans le paragraphe 103(1.1) LIR permet de considérer des facteurs comme l’investissement, le temps et l’effort consacré par les associés au bénéfice de la société de personnes, en autant qu’ils soient pertinents dans le calcul de l’allocation des revenus, pertes et autres montants de la société. La protection de la société contre les créanciers et la planification successorale n’ont font pas partie.

Enfin, peu importe la manière dont un partage a été effectué, le partage des revenus, pertes et gains en capital d’une société de personnes n’empêche pas les créanciers de s’en prendre aux biens des associés, sous réserve que les créanciers doivent tenter de discuter d’abord des biens de la société de personnes avant de s’en prendre à ceux des associés, du moins en droit civil québécois(3).


  1. Aquilini v. Canada, 2021 CAF 206, 26 octobre 2021.
  2. Aquilini Estate v. The Queen, 2019 CCI 132, 12 juin 2019.

  3. Art. 2221 C.c.Q. applicable aux sociétés en nom collectif.

Me Jacques Ostiguy, avocat, F.Adm.A., Pl.Fin., CMC, de l’étude Avocats-Conseils Ostiguy Laurin, s.n. L’auteur est également chargé de cours à l’UQAM, à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke et professeur au Collège de Valleyfield.

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