Arrêt important de la Cour d’appel du Québec concernant la qualification d’une irrégularité en matière d’appel d’offres public
Le 13 août 2024, la Cour d’appel du Québec a rendu un arrêt important en matière d’analyse de la conformité des soumissions dans le cadre d’un appel d’offres public, plus particulièrement sur les principes applicables à la qualification d’une irrégularité majeure devant entraîner le rejet d’une soumission[1].
Les faits
La municipalité de Mansfield-et-Pontefract (ci-après « la Municipalité ») publie un appel d’offres public visant des services de collectes des ordures ménagères, des matières recyclables et des objets encombrants sur son territoire (ci-après « l’Appel d’offres »).
Devant la Cour supérieure du Québec, l’entreprise Location Martin-Lalonde inc. (ci-après « Lalonde ») réclame à la Municipalité sa perte de profits de 108 360$, puisqu’elle reproche à cette dernière de ne pas avoir obtenu le contrat découlant de l’Appel d’offres. Selon Lalonde, la soumission de l’adjudicataire, Entreprise R. Charrette (ci-après « Charrette »), est non-conforme, contrairement à la sienne.
Dans le jugement de première instance, la Cour supérieure mentionne que la non-conformité de la soumission de Charrette est « indéniable » et que le contrat n’aurait pas dû lui être octroyé en raison d’un manquement aux conditions essentielles de l’Appel d’offres[2]. Toutefois, pour avoir droit à sa perte de profits, Lalonde doit également démontrer la conformité de sa propre soumission, ce qui fera l’objet du débat principal devant la Cour d’appel du Québec.
En vertu des règles établies dans l’Appel d’offres, les soumissionnaires devaient inclure à leur soumission une garantie de soumission de 5 000 $ et une lettre d’engagement d’une compagnie d’assurance à émettre un cautionnement d’exécution de 5 000 $ visant la garantie d’exécution et la garantie pour gages, matériaux et services.
Lalonde a joint à sa soumission une garantie de soumission sous forme de chèque visé, omettant cependant d’émettre la lettre d’engagement relatif à l’émission d’un cautionnement d’exécution. Dans ces circonstances, la Municipalité a écarté la soumission da Lalonde.
En première instance, la Cour supérieure accueille le recours de Lalonde puisque l’omission de la lettre d’engagement constitue une irrégularité mineure et, par conséquent, la Municipalité aurait dû lui accorder le contrat.
En appel, la Municipalité soutient essentiellement que l’irrégularité de Lalonde était majeure et, par conséquent, qu’elle était tenue de rejeter sa soumission.
L’arrêt de la Cour d’appel du Québec
L’un des principes fondamentaux en matière d’appel d’offres public est que les organismes publics et municipaux ont l’obligation d’accorder le contrat à un soumissionnaire conforme[3]. Il découle de cette obligation qu’un organisme public ne peut accorder un contrat à une entreprise dont la soumission comportait une irrégularité majeure[4].
Dans l’arrêt Tapitec[5], la Cour d’appel établit qu’une irrégularité portant sur une exigence essentielle d’un appel d’offres doit être qualifiée d’irrégularité majeure devant entraîner son rejet. La Cour établit un test à trois critères non cumulatifs permettant de déterminer si l’irrégularité est majeure ou mineure :
- L’exigence est-elle d’ordre public?
- Les documents d’appels d’offres indiquent-ils expressément que l’exigence constitue un élément essentiel?
- À la lumière des usages, des obligations implicites et de l’intention des parties, l’exigence traduit-elle un élément essentiel ou accessoire de l’appel d’offres?
Si l’on peut répondre oui à l’une de ces trois questions, un organisme se devait, suivant cet arrêt, de rejeter la soumission. Toutefois, dans l’arrêt Municipalité de Mansfield-et-Pontefract c. Location Martin-Lalonde inc., la Cour d’appel précise une étape additionnelle à l’analyse de la conformité des soumissions.
- La première étape : l’exigence est-elle essentielle?
La première étape vise à déterminer si l’exigence de l’appel d’offres est essentielle ou accessoire. Pour ce faire, la Cour d’appel invite à appliquer le même test que dans Tapitec. Seule une exigence essentielle peut être qualifiée d’irrégularité majeure, mais le défaut de respecter une exigence essentielle n’est pas suffisant en soi pour conclure à la présence d’une irrégularité de majeure devant entraîner le rejet de la soumission.
Selon la Cour d’appel, le test établi dans Tapitec ne sert qu’à déterminer si l’exigence est essentielle ou accessoire. Cela nous amène à examiner la deuxième étape.
- La deuxième étape : l’irrégularité est-elle majeure ou mineure?
La deuxième étape consiste à déterminer si l’irrégularité essentielle est majeure ou mineure. Pour ce faire, la Cour d’appel énonce trois considérations permettant de qualifier l’irrégularité de majeure ou de mineure.
La première considération est celle de la gravité de l’erreur par rapport à l’exigence des documents d’appel d’offres. La gravité de l’erreur est déterminée en fonction de la distance entre l’exigence des documents d’appel d’offres et l’offre du soumissionnaire[6]. Par exemple, le dépôt d’un cautionnement d’exécution équivalent à 10 % du montant de la soumission plutôt qu’un chèque visé de 10 % ne constitue pas une irrégularité majeure.
Le deuxième indice est la possibilité pour un soumissionnaire de corriger son erreur. Par exemple, une erreur matérielle ou une simple erreur mathématique qui n’ont pas d’effet sur le prix réel soumis.
Enfin, la troisième considération porte sur le préjudice à l’égard des autres soumissionnaires à l’appel d’offres. Ce critère impose aux donneurs d’ouvrages de traiter équitablement tous les soumissionnaires et de faire preuve de la même rigueur envers tous lors de l’analyse de la conformité des soumissions.
L’irrégularité de la soumission de Lalonde
En appliquant ces considérations, la Cour d’appel conclut au caractère mineur de l’irrégularité affectant la soumission de Lalonde. La Cour souligne que le soumissionnaire pouvait aisément corriger l’irrégularité, laquelle comporte une faible gravité :
[51] Sachant qu’au moment du dépôt de la soumission, seule une lettre d’engagement est requise relativement à la garantie d’exécution, l’omission de fournir une telle lettre avec une soumission comportant déjà un chèque visé du même montant apparaît effectivement mineure. En principe, il manque une lettre disant que la Municipalité pourra conserver le chèque visé, à titre de soumission d’exécution si le contrat est finalement adjugé à ce soumissionnaire, mais la Municipalité a déjà ce droit en vertu de la clause 7.3. Le défaut de fournir une lettre semble donc mineur.
[52] La fourniture d’un chèque certifié valant d’abord comme garantie de soumission, et ensuite comme garantie d’exécution, ne mine pas l’intégrité du processus d’appel d’offres. La seule mention que le chèque visé de 5 000 $ servirait par la suite de garantie d’exécution aurait suffi à remédier à cette irrégularité, de sorte que le juge n’a pas erré en considérant qu’il s’agissait d’une irrégularité mineure. Il s’agissait effectivement d’une soumission substantiellement conforme dont les irrégularités ne portaient que sur une question de forme, secondaire, et facilement remédiable.
La Cour d’appel mentionne également que la présence d’une irrégularité mineure ne constitue pas un obstacle au recours en dommages-intérêts, lorsque la soumission est substantiellement conforme[7].
Conclusion
Cet arrêt récent de la Cour d’appel du Québec précise le cadre d’analyse permettant de déterminer si une soumission est affectée d’une irrégularité majeure ou mineure.
Pour ce faire, il n’est pas suffisant de conclure uniquement à la présence d’une condition essentielle selon le test établi dans Tapitec. L’analyse doit se poursuivre en tenant compte des trois considérations précitées.
Il sera intéressant de suivre l’application de cet arrêt par les tribunaux, notamment si des irrégularités autrefois qualifiées de majeures deviendront mineures, et vice-versa. Par exemple, dans le jugement de première instance de l’affaire Mansfield, le juge avait écarté la jurisprudence qualifiant une irrégularité similaire de majeure, puisque l’émission d’un cautionnement d’exécution était, dans ces cas, plus substantiel que 5 000 $[8].
- Municipalité de Mansfield-et-Pontefract c. Location Martin-Lalonde inc., 2024 QCCA 1045.
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Location Martin-Lalonde inc. c. Municipalité de Mansfield-et-Pontefract, 2023 QCCS 27, para. 4.
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M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée., [1999] 1 R.C.S. 619.
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R.P.M. Tech inc. c. Gaspé (Ville), 2004 CanLII 76642 (QC CA).
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Tapitec inc. c. Ville de Blainville, 2017 QCCA 317.
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Municipalité de Mansfield-et-Pontefract c. Location Martin-Lalonde inc., 2024 QCCA 1045, para. 29.
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Municipalité de Mansfield-et-Pontefract c. Location Martin-Lalonde inc., 2024 QCCA 1045, para. 55.
- Location Martin-Lalonde inc. c. Municipalité de Mansfield-et-Pontefract, 2023 QCCS 27, para. 70.