Changement de position de l’ARC sur le concept de «revenu protégé en main»
Dans le cadre de la conférence annuelle de la Fondation canadienne de fiscalité (FCF) tenue en novembre 2023, l’ARC a procédé à une annonce importante concernant un changement de position relatif au concept de «revenu protégé en main» (RPEM).
À titre de rappel, le concept de RPEM est nécessaire afin de déterminer la proportion du «revenu protégé» (RP) pouvant être attribuée aux actionnaires.
Tel que décrit par un auteur:
Le calcul du revenu protégé nécessitera deux étapes. Premièrement, une analyse des résultats de la société pour laquelle on procède au calcul devra être effectuée. Cette étape requerra l'identification de la période de détention, l'analyse des déclarations fiscales fédérales et provinciales, des avis de cotisation afférents et des états financiers dans le but d'évaluer le revenu protégé en main.
Deuxièmement, le revenu protégé en main devra être attribué aux actions visées. Pour ce faire, l'historique de la position de l'actionnaire devra être établi afin de déterminer à quelle date et dans quelles proportions les actions faisant l'objet de l'analyse ont été acquises. De plus, les caractéristiques de ces actions et des autres actions émises durant la période visée devront être examinées pour procéder au partage du revenu protégé[1].
Ainsi, le RPEM sert à déterminer le réel montant du RP pouvant être attribué aux actions en fonction du calcul en deux étapes décrit précédemment. Il s’agissait donc d’un concept central propre au régime de l’article 55 de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) (LIR).
Les extraits pertinents de l’article 55 LIR sont ceux-ci:
(2) Présomption — gain en capital ou produit de disposition — En cas d’application du présent paragraphe à un dividende imposable reçu par un bénéficiaire de dividende, malgré toute autre disposition de la présente loi, les règles ci-après s’appliquent relativement au montant du dividende (à l’exclusion de la partie de celui-ci qui est assujettie à l’impôt prévu à la partie IV qui n’est pas remboursé en raison du paiement d’un dividende par une société lorsqu’un tel paiement fait partie de la série visée au paragraphe (2.1)):
a) ce montant est réputé ne pas être un dividende reçu par le bénéficiaire de dividende;
b) si le dividende est reçu lors du rachat, de l’acquisition ou de l’annulation d’une action par la société l’ayant émise auquel le paragraphe 84(2) ou (3) s’applique, ce montant est réputé être inclus dans le produit de disposition de l’action qui est rachetée, acquise ou annulée, sauf dans la mesure où le dividende est par ailleurs inclus dans le calcul de ce produit;
c) si l’alinéa b) ne s’applique pas au dividende, ce montant est réputé être un gain du bénéficiaire de dividende, pour l’année au cours de laquelle le dividende a été reçu, provenant de la disposition d’une immobilisation. […]
(5) Règles applicables — Pour l'application du présent article: […]
c) le revenu gagné ou réalisé par une société pour une période tout au long de laquelle elle était une société privée est réputé être son revenu pour la période qui serait déterminé par ailleurs si aucun montant n'était déductible par elle en vertu de l'article 37.1 de la présente loi, dans sa version applicable aux années d'imposition s'étant terminées avant 1995, ou de l'alinéa 20(1)gg) de la Loi de l'impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts revisés du Canada de 1952; […]
Ce calcul en deux étapes a notamment été sanctionné par la jurisprudence dans l’arrêt Kruco[2] dans le cadre duquel la Cour d’appel fédérale a précisé que le RP d’une société, tel que modifié par le paragraphe 55(5) LIR, doit dans un premier temps être calculé. Par la suite, le montant du RP qui est toujours «en main» est déterminé en tant compte des flux de trésorerie postérieurs. À cette fin, il est notamment nécessaire de considérer les dividendes ayant été payés antérieurement, les impôts payables et les dépenses non-déductibles. Ces éléments sont portés en réduction du RPEM[3].
Or, dans le cadre d’une conférence donnée le 28 novembre 2023, les représentants de l’ARC présents ont annoncé que le concept de RPEM ne sera plus applicable, de sorte que le calcul en deux étapes ne sera plus requis. Il appert que le calcul du RP devra se faire en une seule étape en tenant compte de la portion du RP contribuant au gain en capital latent sur les actions. De plus, les représentants l’ARC ont indiqué que, contrairement aux enseignements de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kruco précité et aux positions administratives antérieures de l’ARC, cette dernière prendra maintenant la position que le revenu «fantôme» ne sera plus considéré comme contribuant au gain en capital latent des actions. Rappelons que selon la Cour d'appel fédérale dans cette affaire, aucun ajustement ne doit être apporté dans le calcul du RPEM à l'égard de crédits d'impôt à l'investissement (CII) qualifiés de «revenus fantômes».
À titre de rappel et tel que le souligne l’auteur Benoit Martinet, l'exemple suivant illustre la raison pour laquelle un CII était qualifié de «revenu fantôme». Opco réalise un revenu de 1 000 $ au cours d'une année donnée. Pour cette année donnée, les impôts exigibles sont de 300 $ et Opco applique un CII de 300 $ à l'encontre de cet impôt. À la suite de ces opérations, Opco dispose de 1 000 $ de liquidités. Au cours de l'année suivante, Opco ne réalise aucun revenu, mais doit s'imposer sur le CII de l'année précédente (300 $) et doit payer un impôt de 90 $. À la suite de ces opérations, Opco disposera de 910 $ de liquidités. Au cours de ces deux années, Opco aura inclus 1 300 $ à ses revenus et payé 90 $ d'impôt. Si le «revenu fantôme» n'est pas exclu du calcul du RPEM, le RPEM d'Opco sera de 1 210 $ alors qu'Opco ne disposera que de 910 $ de liquidités. Comme un CII doit être inclus au revenu, mais n'entraîne pas d'entrées de fonds, il est qualifié de «revenu fantôme». L'ARC, en s'appuyant sur les règles de Robertson, prétendait qu'il fallait exclure ce montant du RPEM puisque la société n'avait pas en main les liquidités disponibles pour distribuer ce revenu[4].
Le renversement de position de l’ARC à cet égard constitue un changement majeur.
Nous présumons que ce changement sera applicable de façon prospective uniquement, afin d’éviter des impacts négatifs pour les contribuables qui se sont appuyés sur l’arrêt Kruco ainsi que sur les positions administratives antérieures de l’ARC sur cette question fondamentale.
L’ARC a également commenté sur divers éléments affectant le calcul du RP dont les suivants:
- Les réserves pour éventualités doivent maintenant réduire le RP contrairement aux positions antérieures.
- La portion d’impôt remboursable en raison du paiement de dividendes avant la fin de l’année d’imposition sera considérée comme une réduction des impôts payés ou accumulés de sorte que le RP sera seulement réduit du montant d’impôt net.
- Dans la situation où une société réalise un gain en capital lors de la disposition d’un bien acquis par roulement selon l’article 85 LIR en considération de l’émission d’actions privilégiées, le gain en capital ainsi réalisé sera considéré comme contribuant au gain en capital sur les actions privilégiées de sorte que le gain en capital sera inclus au RP attribuable aux actions privilégiées.
- Dans la situation où Holdco détient Opco, une filiale en propriété exclusive de Holdco, et que des actifs d’Opco sont distribués en faveur de Nouco également filiale en propriété exclusive de Holco, la formule qui doit être utilisée pour allouer le RP «direct» (RPD) entre les actions de Holdco et Nouco est la suivante:
- RPD sur les actions de Nouco: RPD d’Opco avant la réorganisation X coût indiqué net des actifs transférés à Nouco / le total du coût indiqué net des actifs d’Opco avant la réorganisation.
- RPD sur les actions d’Opco après la réorganisation: RPD d’Opco avant la réorganisation X coût indiqué net des actifs conservés par Opco / coût indiqué total des actifs d’Opco avant la réorganisation.
- L’ARC a, de plus, fourni des exemples décrivant comment le RP et le PBR devraient être alloués dans le cas du transfert d’un bien sur une base de roulement en vertu de l’article 85 LIR afin d’éviter un «désalignement» entre le PBR et le RP.
La question de l’alignement du PBR et du RP dans un contexte de réorganisations internes a été discutée en détail dans deux interprétations techniques émises par l’ARC en 2020[5].
Les changements annoncés par l’ARC auront des impacts majeurs sur l’établissement du RP. Il va sans dire que la communauté sera en attente de la publication par l’ARC des nouveaux critères devant être utilisés afin de calculer le RP. L’ARC devra également fournir les paramètres d’application de ces nouvelles règles quant à la date d’entrée en vigueur et de règles transitoires qui s’avéreront nécessaires. Nous espérons évidemment que l’ARC fera preuve de souplesse dans la mise en place de ce nouveau régime.
- André LORTIE, Le revenu protégé ou la conversion d'un gain en capital en dividende entre sociétés canadiennes imposables, (2001), vol. 22, no 2 Revue de planification fiscale et successorale, 265-322.
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R. c. Kruco Inc. 2003 DTC 5506.
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Voir AGENCE DU REVENU DU CANADA, Impôt sur le revenu — Nouvelles techniques, no ITTN-37, 15 février 2008.
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Voir Benoit MARTINET, Le revenu protégé et l’article 55 L.I.R., APFF, Congrès 2008.
- ARC, interprétation technique (TWF) 2020-0860991C6, ACB increase due to misalignment of ACB (27 octobre 2020); interprétation technique (TWF) 2020-0861031C6, Safe income on reorganization, (27 octobre 2020).