Injonction interlocutoire : le critère de la forte apparence s’installe pour de bon en droit des contrats publics
Qu’il soit question de la conformité des soumissions, de l’intégrité du processus ou de l’annulation de l’appel d’offres, les corps publics n’ont généralement pas le loisir d’attendre les décisions des tribunaux pour prendre une décision.
Il arrive qu’une entreprise insatisfaite tente d’« arrêter le temps » en demandant à la Cour supérieure d’émettre une injonction interlocutoire visant à suspendre immédiatement le processus d’adjudication ou l’exécution d’un contrat.
L’émission d’une telle ordonnance par la Cour supérieure est de nature exceptionnelle et discrétionnaire.
Quelques exemples récents nous rappellent également que le fardeau à satisfaire sera plus élevé lorsque la partie demanderesse recherche une conclusion de nature mandatoire, ce qui est plutôt fréquent dans le contexte d’un processus d’adjudication de contrats.
Les critères que la Cour devra considérer
Saisie d’une demande d’injonction interlocutoire, l’analyse de la Cour supérieure se limite aux allégations du recours, aux déclarations sous serment à son soutien et aux pièces qui l’accompagnent.
Les critères d’émission d’une injonction interlocutoire sont bien connus :
- L’apparence de droit de la partie qui sollicite l’intervention de la Cour;
- L’existence d’un préjudice sérieux irréparable pour cette partie si l’ordonnance n’est pas prononcée;
- La balance des inconvénients favorise cette partie, et non le corps public.
Le critère de la « forte apparence de droit »
En 2018, la Cour suprême du Canada a mis fin à une controverse jurisprudentielle concernant le degré d’apparence du droit qu’invoquait le demandeur lorsqu’il recherchait une ordonnance d’injonction interlocutoire dite mandatoire, plutôt que prohibitive. [R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5]. La Cour suprême s’exprimait ainsi :
[15] À mon avis, lorsqu’il s’agit d’examiner une demande d’injonction interlocutoire mandatoire, le critère approprié pour juger de la solidité de la preuve du demandeur à la première étape du test énoncé dans RJR — MacDonald n’est pas celui de l’existence d’une question sérieuse à juger, mais plutôt celui de savoir si le demandeur a établi une forte apparence de droit. Une injonction mandatoire intime au défendeur de faire quelque chose — comme de rétablir le statu quo —, ou d’autrement [traduction] « restaurer la situation », ce qui est souvent coûteux et pénible pour le défendeur et ce que de longue date l’equity a été réticente à faire. Une telle ordonnance est également (en règle générale) difficile à justifier à l’étape interlocutoire, puisque la réparation qui vise à restaurer la situation peut habituellement être obtenue au procès. De plus, comme l’a exprimé le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine), « le risque qu’un tort soit causé au défendeur est [rarement] moins important que le risque couru par le demandeur du fait de la décision du tribunal de ne pas agir avant le procès ». Les conséquences potentiellement sérieuses pour un défendeur du prononcé d’une injonction interlocutoire mandatoire, y compris la décision finale relativement à la poursuite en faveur du plaignant, exigent en outre ce que la Cour a décrit dans RJR — MacDonald comme étant « un examen approfondi sur le fond » à l’étape interlocutoire.
[…]
[18] En résumé, pour obtenir une injonction interlocutoire mandatoire, le demandeur doit satisfaire à la version modifiée que voici du test établi dans RJR—MacDonald :
(1) Le demandeur doit établir une forte apparence de droit qu’il obtiendra gain de cause au procès. Cela implique qu’il doit démontrer une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance;
(Nos soulignements et notre emphase)
Ainsi, en matière d’injonction interlocutoire mandatoire, le critère de la question sérieuse à trancher ou de l’apparence de droit cède le pas à celui d’une forte apparence de droit.
Exemples récents d’application en matière de contrat public
En 2019, dans l’affaire HP Canada, le juge Bernard Tremblay était d’avis que « l’effet de l’ordonnance recherchée et visant à suspendre l’appel d’offres en cours, ordonnance impliquant de toute évidence plusieurs mesures et gestes de nature administrative devant être posés pour s’y conformer, est davantage de la nature d’une injonction mandatoire » [HP Canada cie c. Collecto Services regroupés en éducation, 2019 QCCS 4270, par. 66]. La demande d’injonction interlocutoire provisoire avait été rejetée vu l’absence de démonstration d’une violation claire à loi d’ordre public.
Plusieurs décisions rendues en 2023, toutes rendues entre des agences de placement de personnel en santé et le Centre d’acquisitions gouvernementales, s’appuient sur ce courant jurisprudentiel découlant de l’affaire HP Canada.
D’abord, le 28 avril 2023, la Cour supérieure du Québec a rejeté une demande d’injonction interlocutoire par laquelle les parties demanderesses contestaient la validité de plusieurs dispositions d’un appel d’offres. Dans cette affaire, le juge Bellavance a écrit que la suspension de l’appel d’offres constituait une conclusion mandatoire, puisque cette suspension impliquait également le maintien de contrats et l’exercice des options de renouvellements afin d’éviter une rupture des services de soins de santé [Services Progressifs Placement en soin de santé inc. c. Centre d'acquisitions gouvernementales, 2023 QCCS 1787, par. 27-33]. Le juge Bellavance a conclu que les parties demanderesses « n’ont pas réussi à démontrer une forte apparence de droit que l’appel d’offres concerné ici contreviendrait à la législation en la matière » [Services Progressifs Placement en soin de santé inc. c. Centre d'acquisitions gouvernementales, 2023 QCCS 1787, par. 102].
Le 31 juillet 2023, la Cour supérieure du Québec a rejeté une injonction interlocutoire provisoire visant à intégrer des entreprises dans une liste d’adjudicataires dans l’attente d’un jugement sur le fond sur leur argument relatif à l’existence d’un stratagème de collusion entre certains adjudicataires. En raison de cette conclusion recherchée, la juge Ouellet a statué que le critère de la forte apparence de droit n’était pas satisfait, puisque la preuve était « extrêmement contradictoire par rapport aux allégations de stratagèmes collusoires » [Services professionnels-infirmier inc. c. Centre d'acquisitions gouvernementales, 2023 QCCS 3232, par. 29-30].
Le 4 août 2023, la Cour supérieure du Québec a également rejeté une injonction interlocutoire provisoire par laquelle la partie demanderesse demandait de rétablir son contrat résilié et de forcer l’organisme public à procéder à l’envoi d’une communication écrite aux établissements de santé visés par l’appel d’offres afin de les informer du rétablissement de son statut de prestataire de services. Dans cette affaire, il était question de l’admissibilité du soumissionnaire à présenter une soumission dans le cadre de l’appel d’offres où le contrat résilié lui avait été adjugé. Le juge St-Onge a conclu que la démonstration d’une forte apparence de droit n’était pas réussie par la demanderesse à ce stade des procédures [Placement Premium inc. c. Centre d'acquisitions gouvernementales, 2023 QCCS 3311, par. 25, 27-29 et 31].
Enfin, le 23 août 2023, la Cour supérieure du Québec a accueilli une injonction interlocutoire provisoire par laquelle la partie demanderesse demandait de rétablir son contrat résilié et de forcer l’organisme public à procéder à l’envoi d’une communication écrite aux établissements de santé visés par l’appel d’offres afin de les informer du rétablissement de son statut de prestataire de services. Dans cette affaire, le contrat de la partie demanderesse avait été résilié pour le motif que l’agence de placement de personnel avait joint un faux diplôme à la candidature d’une ressource destinée un établissement de santé. Dans son jugement, le juge Jacques conclut que la position présentée par la partie demanderesse à l’encontre de la résiliation de son contrat comporte une forte apparence de droit [Groupe ADR inc. c. Centre d'acquisitions gouvernementales, 2023 QCCS 3312, par. 14-16 et 45].
Conclusion
Les tribunaux ont récemment appliqué à plusieurs reprises le critère de la forte apparence de droit dans un contexte de contrat public. Ceci illustre que les procédures injonctives visant à suspendre ou modifier l’issue d’un processus d’appel d’offres ou la gestion du contrat est de nature mandatoire, affectant son cheminement critique ou forçant l’organisme public ou municipal à opérer des choix dictés par la partie demanderesse. Pour cette raison, un lourd fardeau reposera sur la partie demanderesse au stade l’injonction interlocutoire.