Le principe d’autorité de la chose jugée et le par. 231.2(3) LIR
L’auteur commente une décision récente sur le principe d’autorité de la chose jugée à savoir si ce principe s’applique au paragraphe 231.2(3) LIR ou combien de demandes d’autorisation pour l’obtention de renseignements ou de documents auprès de tiers l’ARC peut être formulées ?
Les autorités fiscales disposent de divers moyens afin d’assurer que les contribuables se conforment à leurs obligations fiscales. Lorsque ces contribuables sont soupçonnés de faire défaut à leurs obligations, les autorités fiscales peuvent conduire certaines vérifications, et dans le cadre de ce processus, tenter d’obtenir certains renseignements ou documents auprès de tierces personnes. Toutefois, ces demandes doivent respecter certains critères afin d’éviter que cette recherche de renseignements ne constitue une «expédition de pêche». Dans cette optique, l’ARC peut obtenir une ordonnance en vertu de l’article 231.2 LIR. Cette ordonnance péremptoire peut être délivrée par un juge de la Cour fédérale si la demande répond à certains critères.
Dans un texte précédent,[1] nous avons commenté une décision de la CAF dans l’arrêt Roofmart Ontario Inc. c. Canada[2] qui a fourni un éclairage sur l’interprétation et l’application des critères prévus à l’article 231.2 LIR. Le lecteur trouvera les dispositions pertinentes en Annexe A. Notons qu’une démarche semblable peut être entreprise en vertu de l’article 289 LTA et que les mêmes critères s’appliquent.
Dans un récent arrêt impliquant la société Hydro-Québec,[3] la CAF a dû se pencher sur un autre aspect relatif aux demande péremptoires présentées en vertu de l’article 231.2 LIR, à savoir si le principe d’autorité de la chose jugée s’appliquait lorsque la ministre (pour l’ARC) présentait une nouvelle demande d’autorisation auprès de la Cour fédérale afin d’obtenir, auprès d’une tierce personne, certains renseignements ou la communication de documents portant sur des personnes dont l’identité n’était pas nommément désignée dans la demande, après qu’une première demande semblable ait été refusée par la Cour fédérale.
Après analyse, la CAF a conclu que l’ARC pouvait effectivement, malgré un premier refus, revenir à la charge et présenter une nouvelle demande d’autorisation en vertu du paragraphe 231.2(3) LIR en autant que les critères de cette disposition soient rencontrés. En d’autres mots, la CAF a conclu que le principe d’autorité de la chose jugée ne s’appliquait pas aux demandes présentées en vertu du paragraphe 231.2(3) LIR.
Contexte
Un résumé des faits de la CAF nous permet de comprendre l’historique et l’issue des demandes.[4] En l’espèce, en 2017, la ministre a demandé à la Cour fédérale, notamment en vertu du paragraphe 231.2(3) LIR, la permission de signifier à Hydro-Québec une demande péremptoire concernant la quasi-totalité des clients commerciaux ou d’affaires d’Hydro-Québec, soit ceux dont l’abonnement est assujetti à un tarif général (la Demande 2017). Cette demande et la preuve à son soutien ne comportaient aucune explication permettant de comprendre de quelle façon les clients commerciaux ou d’affaires constituent un groupe identifiable au sens de la Loi, ni pourquoi cette clientèle était ciblée par la ministre. La Cour fédérale a conclu que les deux conditions du paragraphe 231.2(3) n’étaient pas remplies. Comme les clients d’Hydro-Québec visés par la Demande 2017 constituaient un groupe générique sans lien avec la Loi, il n’y avait pas de groupe identifiable au sens de l’alinéa 231.2(3)a) LIR, selon la décision de la Cour fédérale rendue en 2018.[5] De ce fait, l’information recherchée par la ministre ne pouvait avoir pour objet de vérifier le respect de devoirs et obligations d’un groupe identifiable au sens de l’alinéa 231.2(3)b) LIR. Le juge de la Cour fédérale ajouta que même s’il avait conclu que les deux conditions étaient remplies, il aurait, à cause de l’ampleur de l’invasion demandée par la ministre, exercé la discrétion que lui confère le paragraphe 231.2(3) LIR afin de refuser l’autorisation judiciaire recherchée par la ministre.
En 2019, la ministre a donc présenté une nouvelle demande péremptoire (la Demande 2019) qui, bien que formulée différemment de la Demande 2017, ciblait les mêmes personnes ou groupes de personnes et les mêmes renseignements que dans cette dernière, à la différence que la Demande 2019 était appuyée d’éléments de preuve.
Dans une décision rendue en décembre 2021,[6] la Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation à l’égard de la Demande 2019. Cependant, la CAF a mentionné que, ce faisant, la Cour fédérale avait indiqué qu’à la lumière des enseignements de cette Cour dans Roofmart Ontario Inc. c. Canada (Revenu national), décision rendue le 11 mai 2020, il était permis de croire que sa décision à l’égard de la Demande 2019 aurait été différente de celle rendue à l’égard de la Demande 2017. Cependant, ayant conclu que la décision Hydro-Québec (2018) avait autorité de la chose jugée, la Cour fédérale a rejeté la demande de la ministre sans se prononcer sur la question de savoir si la Demande 2019 satisfaisait aux conditions du paragraphe 231.2(3) de la Loi[7] (décision Hydro-Québec (2021)). (nos soulignés).
La décision Hydro-Québec (2021) ayant été portée en appel devant la CAF, la Cour a donc examiné la question sous l’angle de l’application — ou non — du principe d’autorité de la chose jugée de la décision rendue par la cour fédérale (décision Hydro-Québec (2018)). C’est cette décision qui fait l’objet de la présente chronique.
Analyse
Tout d’abord, la Cour d’appel fédérale établit que cette question (de l’application du principe d’autorité de la chose jugée) est fondamentalement une question de droit et que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, comme l’a énoncé la Cour suprême dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen,[8] suivi par la CAF dans Canada c. Villa Ste-Rose Inc.[9]
Considérant que les clients d’Hydro-Québec visés par les demandes péremptoires sont entièrement situés au Québec, les faits générateurs de ces demandes ont donc leur source au Québec, d’où l’application des dispositions du Code civil du Québec (CcQ) et l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada,[10] notamment à la notion de chose jugée dans le contexte des demandes sous étude.
Le principe de la chose jugée est énoncé au premier alinéa de l’article 2848 CcQ, lequel se lit:
Art. 2848. L’autorité de la chose jugée est une présomption absolue; elle n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement, lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que la chose demandée est la même. [ … ]
Au par. [12], la CAF résume que «pour que s’applique le principe de la chose jugée, six conditions doivent être remplies. Trois de ces conditions sont relatives au jugement: le tribunal doit avoir compétence, le jugement doit être définitif et il doit avoir été rendu en matière contentieuse.[11] Les trois autres conditions sont relatives à l’action: il doit y avoir présence des trois identités énumérées à l’article 2848 CcQ, soit l’identité de parties, d’objet et de cause». En l’espèce, la Cour fédérale a conclu que les trois conditions relatives au jugement étaient rencontrés par la décision Hydro-Québec (2018), et que les deux Demandes 2017 et 2019 présentaient une identité des parties, d’objet et de cause. En conséquence, la Cour fédérale a conclu à l’application absolue de la chose jugée à la Demande 2019.
Toutefois, les trois juges de la CAF ont conclu que la Cour fédérale avait erré en droit sur cette question, malgré une divergence dans certains de leurs motifs.
Aux yeux de la CAF, le principe de la chose jugée ne peut recevoir application en raison du libellé et de la nature même du paragraphe 231.2(3) de la LIR. L’Annexe ci-dessous reproduit les dispositions pertinentes de l’article 231.2 LIR.
En effet, la Cour en vient à cette conclusion par l’application du «principe moderne» d’interprétation de la loi selon lequel il faut lire les termes d’une loi «dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur», tel qu’énoncé dans plusieurs décisions de la Cour suprême.[12]
Pour la CAF, le paragraphe 231.2(3) LIR ne permet pas de déterminer si une décision autorisant ou refusant la signification d’une demande péremptoire judiciarisée bénéficie de l’autorité de la chose jugée. Toutefois, les mots «[…] peut, aux conditions qu’il estime indiquées, autoriser [une demande péremptoire]» confèrent une discrétion et dénotent qu’il ne s’agit pas de la situation habituelle où le juge applique la Loi à la lumière des faits devant lui. Au surplus et tel qu’expliqué ci-après, le contexte du paragraphe 231.2(3) LIR, son objet et l’économie de la Loi apportent l’éclairage nécessaire permettant de conclure que le principe de la chose jugée ne s’applique pas aux décisions rendues en vertu de ce paragraphe.[13] (nos soulignés)
La Cour note que les contribuables sont assujettis à diverses obligations en vertu de la LIR et plusieurs doivent être respectées de façon continue. La ministre dispose de nombreux outils lui permettant de s’assurer du respect de la Loi par les contribuables et ce, année après année. Pour la Cour, la ministre doit disposer d’une discrétion dans l’application de ces mesures de contrôle de façon récurrente et continue, et il serait inconcevable que la ministre soit limitée dans l’exercice de ses pouvoirs à une seule occasion, une seule opération ou une seule année, par exemple. Ces pouvoirs sont essentiels pour assurer l’intégrité du régime fiscal canadien, lequel repose sur l’autocotisation, tel qu’exprimé dans plusieurs décisions.[14]
Comme l’exprime le tribunal au paragraphe [18]: «Ainsi, en vertu des pouvoirs généraux de vérification que lui confère l’article 231.1, la ministre peut demander le même type de renseignements à un contribuable à plus d’une reprise si cela est nécessaire. L’exemple classique est celui de la même information demandée pour une année subséquente ou pour une opération différente. Il y a aussi celui de la demande réitérée lorsque le contribuable n’a pas répondu à la première demande. De plus, dans certaines situations, la ministre fera une demande qui est fondamentalement la même qu’une demande précédente, mais avec l’ajustement ou les ajustements requis afin d’obtenir l’information ou les documents qu’elle cherche à obtenir. […]» Au surplus: «[19] Une logique similaire prévaut pour les demandes péremptoires non judiciarisées: la ministre peut envoyer une demande péremptoire à plus d’une reprise lorsque nécessaire. À ce propos, la Cour suprême a souligné que l’objet du paragraphe 231.2(1) (alors le paragraphe 231(3) de la Loi) et de l’article 238 (selon lequel le défaut de se conformer à une demande péremptoire constitue une infraction punissable), considérés simultanément, «n’est pas de sanctionner une conduite criminelle mais d’imposer le respect de la Loi». Tel que l’explique la Cour suprême, «cet objet serait totalement mis en échec si l[a] ministre perdait son pouvoir en vertu du par. [231.2(1)] après une seule demande et l’imposition d’une amende au contribuable pour son défaut d’obtempérer» puisque cela permettrait au contribuable, par le paiement d’une amende, de ne pas avoir à répondre à la demande péremptoire et, par le fait même, d’éviter des impôts: R. c. Grimwood, 1987 CanLII 14 (C.S.C.), [1987] 2 R.C.S. 755 à la p. 756.»
La Cour d’appel en conclut donc que la situation ne devrait pas être différente dans le cas d’une demande péremptoire judiciarisée dont l’objet est aussi d’imposer le respect de la Loi.
Par ailleurs, malgré les pouvoirs et la discrétion dans leur exercice que la Loi peut accorder à la ministre, celle-ci ne peut abuser de ses pouvoirs de solliciter à plus d’une reprise une autorisation judiciaire à l’égard de la même demande péremptoire ou d’une demande similaire. Dans un tel cas, les tribunaux pourront voir à freiner les ardeurs de la ministre. D’ailleurs, le libellé même du paragraphe 231.2(3) LIR confère au juge à qui une demande d’autorisation serait présentée une discrétion qui protège les contribuables à l’encontre de l’utilisation abusive par la ministre de son pouvoir d’exiger des renseignements ou documents, tel qu’il a été constaté dans certaines décisions.[15]
En obiter, la Cour a ajouté le passage final suivant qui vise à rassurer les contribuables:
[25] Enfin, je note que dans McKinlay, la Cour suprême a pris le soin d’écrire que « [l’]intérêt de l’État à contrôler le respect de la Loi doit être soupesé en fonction du droit des particuliers à la protection de leur vie privée » : McKinlay à la p. 649. Quelques années plus tard, elle a ajouté qu’une certaine mesure de vie privée est associée aux documents commerciaux : 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général); Tabah c. Québec (Procureur général), 1994 CanLII 89 (C.S.C.), [1994] 2 R.C.S. 339 à la p. 379. Ces enseignements prennent une importance accrue à l’heure où l’information abonde et est facilement transmissible, et où aucune institution, pas même l’Agence du revenu du Canada, n’est à l’abri d’actes de piratage informatique. La demande péremptoire est une saisie (McKinlay à la p. 642) et la protection contre les saisies abusives implique qu’on évite les violations à la vie privée plutôt que d’y remédier ex post facto : R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (C.S.C.), [1988] 2 R.C.S. 417 à la p. 430.
Conclusion
En conclusion, la Cour a, à l’unanimité, révisé la décision Hydro-Québec (2021) et déféré le dossier à la Cour fédérale pour un nouvel examen de la Demande 2019 afin d’en réévaluer la preuve, tirer des conclusions de faits et exercer la discrétion prévue au paragraphe 231.2(3) LIR, comme l’a suggéré la Cour suprême dans une autre situation.[16]
Annexe A
Voici les extraits pertinents de la LIR:
Art. 231.2(1) Production de documents ou fourniture de renseignements — Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application ou l’exécution de la présente loi (y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi), d’un accord international désigné ou d’un traité fiscal conclu avec un autre pays, par avis signifié ou envoyé conformément au paragraphe (1.1), exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis:
a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;
b) qu’elle produise des documents.
Art. 231.2(1.1) Avis — L’avis visé au paragraphe (1) peut être:
a) soit signifié à personne;
b) soit envoyé par courrier recommandé ou certifié;
c) soit envoyé par voie électronique à une banque ou une caisse de crédit qui a consenti par écrit à recevoir les avis visés au paragraphe (1) par voie électronique.
Art. 231.2(2) Personnes non désignées nommément — Le ministre ne peut exiger de quiconque — appelé «tiers» au présent article — la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une ou plusieurs personnes non désignées nommément, sans y être au préalable autorisé par un juge en vertu du paragraphe (3).
Art. 231.2(3) Autorisation judiciaire — Sur requête du ministre, un juge de la Cour fédérale peut, aux conditions qu’il estime indiquées, autoriser le ministre à exiger d’un tiers la fourniture de renseignements ou la production de documents prévues au paragraphe (1) concernant une personne non désignée nommément ou plus d’une personne non désignée nommément — appelée «groupe» au présent article —, s’il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit:
a) cette personne ou ce groupe est identifiable;
b) la fourniture ou la production est exigée pour vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi;
- Wolters Kluwer, Bulletins CCH fiscalité/AnswerConnect, juin 2020: Newsletters - Bulletin CCH fiscalité — impôt sur le revenu du Québec : 6 — 01 juin 2020 - CCH AnswerConnect | Wolters Kluwer
- Roofmart Ontario Inc. c. Canada, 2020 FCA 85 (CanLII), 11 mai 2020.
- Canada (Revenu national) c. Hydro-Québec, 2023 CAF 171 (CanLII), 27 juillet 2023.
- Canada (Revenu national) c. Hydro-Québec, 2023 CAF 171 (CanLII), par. [2].
- Canada (Revenu national) c. Hydro-Québec, 2018 CF 622, 15 juin 2018 (Hydro-Québec (2018)).
- Canada (Revenu national) c. Hydro-Québec, 2021 CF 1438, 20 décembre 2021 (Hydro-Québec (2021)).
- Canada (Revenu national) c. Hydro-Québec, 2023 CAF 171 (CanLII), par. [6].
- Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33.
- Canada c. Villa Ste-Rose, 2021 CAF 35.
- Loi sur la preuve au Canada, L.R.C., 1985, c. C-5.
- Roberge c. Bolduc, 1991 CanLII 83 (C.S.C.), [1991] 1 R.C.S. 374, p. 404.
- Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; voir Stubart Investments Ltd. c. La Reine, 1984 CanLII 20 (C.S.C.), [1984] 1 R.C.S. 536.
- Canada (Revenu national) c. Hydro-Québec, 2023 CAF 171 (CanLII), par. [15].
- R. c. Jarvis, 2002 CSC 73 au para. 51 citant R. c. McKinlay Transport Ltd., 1990 CanLII 137 (C.S.C), [1990] 1 R.C.S. 627, p. 648.
- Canada (Revenu national) c. Derakhshani, 2009 CAF 190, par. 19; Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance-vie RBC, 2013 CAF 50, par. 23; Rona Inc. c. Canada (Revenu national), 2017 CAF 118, par.7; Roofmart, par. 56.
- Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22, par. 40.