Qualification d’une irrégularité : les donneurs d’ouvrage ont-ils le droit à l’erreur?
Un donneur d’ouvrage engage-t-il sa responsabilité lorsque, croyant se conformer à l’obligation implicite du Contrat A d’adjuger le Contrat B à un soumissionnaire conforme, il rejette une soumission qu’il considérait erronément affectée d’une irrégularité majeure?
La Cour supérieure et la Cour d’appel, dans Construction de Défense Canada c. Groupe Atwill Morin,[1] apportent une réponse à cette question, illustrant par la même occasion la difficulté pour les donneurs d’ouvrage publics de procéder à l’analyse de la conformité des soumissions qui leur sont présentées.
A. Les faits
Le 17 janvier 2018, Construction de Défense Canada (« CDC ») lance un appel d’offres public visant des travaux de réfection de toitures, de maçonnerie et de soffites de sa Garnison St-Jean. Parmi les exigences de l’appel d’offres, CDC prévoit l’obligation pour les soumissionnaires de joindre à leur soumission une garantie de soumission. Deux formes sont autorisées : le cautionnement de soumission électronique, signé et scellé numériquement par l’utilisation d’un tiers fournisseur de service numérique, être vérifiable numériquement de façon claire, sans équivoque et immédiatement, ou le virement bancaire, complété avant la date et l’heure limites de réception des soumissions.
Cette obligation découle du virage numérique entrepris par CDC en 2016 visant à remplacer le dépôt de soumission en format papier par voie électronique. Préalablement à ce virage numérique, CDC exigeait comme garantie de soumission dans ses appels d’offres le document original signé et scellé attestant de la garantie de soumission ou un chèque visé. Tout défaut de joindre ce document rendait alors le cautionnement non exécutoire et emportait le rejet des soumissions.
À la suite de son virage numérique, CDC souhaite obtenir les mêmes garanties d’authenticité, de validité et de vérification instantanée que l’original des documents papier exigés avant le virage numérique tel que recommandé par l’Association canadienne de caution. C’est pour cette raison que CDC a choisi d’exiger dans tous ses appels d’offres le cautionnement signé et scellé numériquement, lequel permet de confirmer numériquement et immédiatement l’authenticité du cautionnement.
À la date limite pour le dépôt des soumissions, Groupe Atwill Morin (« GAM ») est le plus bas soumissionnaire avec un prix de 2 743 263,33$ qui est inférieur de 201 166,67$ à la soumission de Construction CPB, qui est le deuxième plus bas soumissionnaire.
Lors de l’examen des soumissions, CDC constate que le cautionnement de soumission de GAM n’est pas signé et scellé numériquement ni vérifiable de façon claire, sans équivoque et immédiatement par CDC. GAM a fourni une copie numérisée en format PDF d’un cautionnement émis par la Intact Compagnie d’assurance.
CDC disqualifie la soumission de GAM au motif que son cautionnement de soumission ne respecte pas l’une des deux formes de garantie de soumission autorisées par l’appel d’offres.
B. Jugement de la Cour supérieure
Le 25 novembre 2022, l’honorable Daniel Urbas de la Cour supérieure (ci-après le « juge de première instance ») accueille la demande introductive d’instance de GAM et condamne CDC à lui verser la somme de 646 156$ avec intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter du 23 février 2018.
Le juge de première instance conclut que la soumission de GAM était effectivement affectée d’une irrégularité, soit que son cautionnement n’est pas conforme aux conditions de l’appel d’offres en ce qu’il n’est pas signé et scellé numériquement.[2]
Toutefois, le juge de première instance conclut que cette irrégularité est mineure et n’a pas affecté l’égalité de traitement des soumissionnaires. La non-conformité de GAM est une anomalie administrative mineure à l’instar de l’irrégularité contenue dans la soumission de Construction CPB.[3]
Quant à la discrétion, le juge rejette les arguments de CDC et conclut qu’elle a commis une faute en privant ses représentants d’exercer leur pouvoir discrétionnaire de passer outre l’irrégularité mineure de GAM. Selon le tribunal, CDC aurait dû laisser à ses représentants la faculté d’exercer leur discrétion lors de l’évaluation des soumissions plutôt que de leur enlever leur marge de manœuvre.
Le juge de première instance ajoute que CDC n’a jamais remis en cause la validité du cautionnement et n’a pas démontré qu’une vérification rapide était impossible après l’ouverture des soumissions.[4] Il ajoute que les représentantes de CDC ont pu utiliser leur discrétion habituelle à l’égard de la soumission de Construction CPB, ce qui leur a été retiré pour la soumission de GAM. Le tribunal conclut qu’elles auraient qualifié l’irrégularité de mineure et accepté la soumission de GAM si elles avaient pu exercer leur pouvoir discrétionnaire.[5]
Enfin, le juge de première instance conclut également que CDC a agi de bonne foi durant l’évaluation de la soumission de GAM, mais qu’un organisme public peut être tenu responsable pour rupture de contrat même en l’absence de mauvaise foi.[6]
C. Arrêt de la Cour d’appel
Le 13 mars 2024, la Cour d’appel rejette à l’unanimité l’appel de CDC. La Cour d’appel conclut qu’elle n’a pas démontré d’erreur manifeste et déterminante ni que la conclusion du juge de première instance est entachée d’une erreur de droit.[7]
Elle confirme également le jugement de première instance sur la faute commise par CDC de ne pas avoir exercé son pouvoir discrétionnaire pour passer outre l’irrégularité mineure contenue dans la soumission de GAM.
La Cour d’appel est d’avis que les représentantes de CDC auraient dû pouvoir exercer leur discrétion de passer outre l’irrégularité mineure de la soumission de GAM. La directive interne interdisant aux représentantes de CDC d’exercer leur discrétion a eu pour effet de vider de son sens la disposition du contrat qui octroyait un pouvoir discrétionnaire à CDC de passer outre l’irrégularité de la soumission de GAM.[8] La Cour d’appel ajoute qu’il était dans l’intérêt public de passer outre l’irrégularité mineure de la soumission de GAM afin d’éviter que le trésor public ait à payer un prix plus élevé que nécessaire.[9]
Commentaires
La Cour suprême a également reconnu, dans M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de défense (1951) Ltée[10], que le Contrat A comporte une obligation implicite d’accepter uniquement une soumission conforme. Les conditions établissant cette conformité sont celles du Contrat A énoncées dans les documents d’appel d’offres.
Les organismes municipaux et publics se sont astreints à cette obligation. L’exercice est toutefois périlleux. L’identification d’un fil conducteur dans la jurisprudence est difficile.[11]. Certains auteurs ont même relevé des divergences dans l’état du droit sur la question.[12] D’autres y constatent la présence d’« une insécurité juridique rendant imprévisible l’issue des litiges ».[13]
Bref, les organismes se conforment de bonne foi à cette obligation implicite.
Certes, tel qu’énoncé dans M.J.B. Entreprise, précité, la bonne foi ne peut être invoquée lorsque l’organisme adjuge à un soumissionnaire non conforme sur un élément majeur.
Qu’en est-il lorsque l’organisme rejette une soumission croyant à tort qu’elle était affectée d’une irrégularité majeure? La discrétion conférée dans la plupart des documents d’appel d’offres constituait une position de repli. Toutefois, lorsque l’irrégularité fut considérée comme majeure à l’étape de l’analyse des soumissions, cette discrétion n’a, de facto et selon toute logique, jamais été exercée.
Dans ces circonstances, l’erreur de l’organisme sera génératrice de responsabilité selon la Cour d’appel qui confirme le jugement de la Cour supérieure en ce sens.
- 2024 QCCA 319 (Demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada 41264).
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2022 QCCS 4512, par.149
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2022 QCCS 4512, par. 156
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2022 QCCS 4512, par. 164
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2022 QCCS 4512, par. 165
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2022 QCCS 4512, par. 166
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2024 QCCA 319, par. 5
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2024 QCCA 319, par. 6
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2024 QCCA 319, par. 7
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M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619
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Voir les commentaires du juge Forget dans Rimouski (Ville de) c. Les Structures GB Ltée, 2010 QCCA 219, par. 100
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GIROUX Pierre et JOBIDON Nicholas, « Les appels d’offres : une entreprise risquée? Survol des risques : la perspective de l’organisme public », Services de la formation permanente du Barreau du Québec, Congrès annuel du Barreau du Québec, 2010, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2020, par. 60
- JOBIDON Nicholas, « L’analyse de la conformité des soumissions en droit des marchés publics », (2018) 48 R.D.U.S. 93, page 98; repris dans MÉNARD Bruno G., « Cinq ans après l’arrêt Tapitec c. Ville de Blainville : l’analyse de l’admissibilité et de la conformité est-elle plus prévisible? », Développements récents en droit des marchés publics, (2022) Éditions Yvon Blais, vol. 510.