Contestation par un salarié d’une demande de recouvrement d’impôt non remis aux autorités fiscales
Dans notre chronique du mois de février 2024, il était question de la responsabilité des administrateurs pour des remises non effectuées de déductions à la source (DAS) sur des salaires versés aux employés d'une société. Plus particulièrement, nous nous penchions sur la possibilité pour un administrateur de bénéficier de la défense de diligence raisonnable à l'égard des sommes (DAS) non remises, lorsque l'administrateur allègue n'avoir eu aucun véritable contrôle sur le versement des salaires aux employés en raison de l'affectation des sommes investies par les actionnaires ou des prêts contractés par la société. Nous avions alors examiné l'affaire Jafarnia c. Le Roi[1] rendue par la CCI le 23 décembre 2023.
La présente chronique traite d'une demande de recouvrement d'impôt que l'ARC peut faire auprès d'un salarié pour l'impôt déduit ou qui aurait dû être déduit à la source par son employeur, mais non remis aux autorités fiscales. Ce salarié peut-il contester une telle demande ? Le cas échéant, comment et devant quel tribunal doit-il agir ?
Le 30 avril 2024, l'honorable juge Bruce Russell de la CCI a rendu une décision dans l'affaire Gillies c. Le Roi[2] concernant précisément cette question.
Faits
Au cours des années 2016 et 2017, M. Scott Gillies a travaillé pour la société Love That River Inc. (ci-après «société» ou «LTRI»). Pour les deux années concernées, M. Gillies a déclaré avoir payé un impôt de 54 900 $ en 2016 et 28 063 $ en 2017. Son employeur, LTRI, a produit un T4 modifié indiquant qu'aucun impôt et autres montants n'avaient été déduits à la source concernant M. Gillies pour ces mêmes années. Conséquemment, l'ARC a modifié les montants déclarés par M. Gillies pour les réduire respectivement à 49 844 $ et 19 744 $ pour 2016 et 2017. Des avis de cotisation ont donc été émis afin de récupérer l'impôt manquant auprès de M. Gillies.
Il appert que LTRI aurait déclaré que M. Gillies n'avait pas été son employé, mais plutôt un travailleur indépendant, responsable du paiement de ses impôts auprès des autorités fiscales. Toutefois, un examen de la situation de travail de M. Gillies mené par l'ARC a conduit celle-ci à conclure, en septembre 2017, que M. Gillies avait bel et bien été un employé de LTRI pour les deux années concernées et cette décision a été confirmée par lettre adressée à M. Gillies en décembre 2017.
En 2017, LTRI a mis fin à sa relation avec M. Gillies. Une contestation s'ensuivit pour congédiement déguisé et en échange du paiement d'une somme forfaitaire, M. Gillies a signé une entente de règlement du litige indiquant qu'il renonçait à poursuivre LTRI pour les retenues non versées.
À la suite de la réception des avis de cotisation de l'ARC et considérant sa renonciation à poursuivre LTRI, M. Gillies a donc décidé de contester les avis de cotisation devant la CCI. En réponse et comme moyen préliminaire, le Procureur général s'est opposé au motif que la CCI n'avait pas juridiction.
Analyse
La CCI a donc dû se pencher sur le motif soulevé par l'intimé, à savoir la juridiction de la Cour en l'espèce.
Dans sa réponse, l'intimé admet que l'employeur est responsable de retenir, des salaires payés aux employés et verser au ministre, les sommes requises notamment en vertu de l'article 153 LIR. De plus, l'intimé reconnaît que LTRI n'a pas versé lesdites sommes.
Par ailleurs, se référant notamment à la décision de 2004 de la CAF dans l'affaire Boucher,[3] l'intimé soutient que la CCI n'a pas juridiction pour décider de la demande de l'appelant. La CAF avait d'ailleurs traité d'une situation semblable à celle de M. Gillies. Nous en retiendrons les passages suivants[4]:
4. Or, en l'occurrence, la demanderesse ne recherche pas l'annulation ou la modification des cotisations en litige. Elle prétend plutôt que les impôts tels que cotisés par le Ministre ont déjà été payés par voie de retenue à la source (voir le par. 227(9.4) qui rend inter alia l'employeur responsable des impôts dus par un employé jusqu'à concurrence des montants retenus à même le salaire et non remis). Dans ces circonstances, c'est à bon droit que la première juge [de la Cour de l'impôt] s'est déclarée sans juridiction et c'est donc à tort qu'elle s'est penchée sur le fond du litige.
5. Le problème soulevé par la demanderesse en est un de recouvrement. À cet égard, l'article 222 [de la Loi] confère compétence à la Cour fédérale […]
6. Dans la mesure où la demanderesse prétend avoir déjà payé les impôts qu'on lui réclame, elle pourra faire valoir ses droits devant la Cour fédérale lorsque le Ministre tentera de recouvrer les sommes qu'il considère exigibles […]
Le lecteur pourra se référer à l'article 222 LIR reproduit à l'annexe 1 ci-dessous.
Au surplus, en 2011, la CCI a déjà eu à examiner une situation similaire dans l'affaire McIntosh[5] et en est arrivée à la conclusion suivante:
19. Il ressort clairement […] que la compétence de la Cour est limitée aux appels interjetés d'une cotisation. Il s'agit seulement des appels interjetés d'une cotisation établie en vertu de la Loi (voir les observations du juge Rip (tel était alors son titre) dans McMillen Holdings Limited c. The Minister of National Revenue, 87 DTC 585, aux pages 591 à 592).
20. Le ministre est tenu, aux termes de l'article 152(1) [sic] de la Loi, d'établir une cotisation de l'impôt payable pour l'année au titre de la Loi. Je retiens la thèse de l'intimée selon laquelle le paragraphe 152(1) de la Loi ne prévoit pas le calcul de l'« impôt dû » après que les retenues à la source ont été effectuées, et, par conséquent, la Cour n'a pas compétence pour créditer à l'appelant les retenues à la source d'impôt sur le revenu supplémentaire dont il fait état.
21. Ma conclusion est conforme à l'enseignement de la Cour dans la décision Liu c. Her Majesty The Queen, [1995] 2 C.T.C. 2971 […] et à celui de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Neuhaus c. R. […]
Conclusion
En conclusion, la CCI n'a pas la compétence rationae materiae lorsqu'il s'agit de contester le recouvrement d'une dette fiscale. Tel que le mentionne plus spécifiquement le paragraphe 222(2) LIR, ce recours doit être entrepris devant la Cour fédérale. Le délai serait de quatre-vingt-dix jours suivant la date d'envoi de l'avis de cotisation.
Annexe 1
Recouvrement
Art. 222(1) Définitions - Les définitions qui suivent s'appliquent au présent article.
«action» - Toute action en recouvrement d'une dette fiscale d'un contribuable, y compris les procédures judiciaires et toute mesure prise par le ministre en vertu des paragraphes 129(2), 131(3), 132(2) ou 164(2), de l'article 203 ou d'une disposition de la présente partie.
«dette fiscale» - Toute somme payable par un contribuable sous le régime de la présente loi.
(2) Créances de Sa Majesté - La dette fiscale est une créance de Sa Majesté et est recouvrable à ce titre devant la Cour fédérale ou devant tout autre tribunal compétent ou de toute autre manière prévue par la présente loi.
(3) Prescription - Une action en recouvrement d'une dette fiscale ne peut être entreprise par le ministre après l'expiration du délai de prescription pour le recouvrement de la dette.
(4) Délai de prescription - Le délai de prescription pour le recouvrement d'une dette fiscale d'un contribuable:
a) commence à courir:
(i) si un avis de cotisation, ou un avis visé au paragraphe 226(1), concernant la dette est envoyé ou signifié au contribuable après le 3 mars 2004, le quatre-vingt-dixième jour suivant le jour où le dernier de ces avis est envoyé ou signifié,
(ii) si le sous-alinéa (i) ne s'applique pas et que la dette était exigible le 4 mars 2004, ou l'aurait été en l'absence de tout délai de prescription qui s'est appliqué par ailleurs au recouvrement de la dette, le 4 mars 2004;
b) prend fin, sous réserve du paragraphe (8), dix ans après le jour de son début.
(5) Reprise du délai de prescription - Le délai de prescription pour le recouvrement d'une dette fiscale d'un contribuable recommence à courir - et prend fin, sous réserve du paragraphe (8), dix ans plus tard - le jour, antérieur à celui où il prendrait fin par ailleurs, où, selon le cas:
a) le contribuable reconnaît la dette conformément au paragraphe (6);
b) le ministre entreprend une action en recouvrement de la dette;
c) le ministre établit, en vertu des paragraphes 159(3) ou 160(2) ou de l'alinéa 227(10)a), une cotisation à l'égard d'une personne concernant la dette.
(6) Reconnaissance de dette fiscale - Se reconnaît débiteur d'une dette fiscale le contribuable qui, selon le cas:
a) promet, par écrit, de régler la dette;
b) reconnaît la dette par écrit, que cette reconnaissance soit ou non rédigée en des termes qui permettent de déduire une promesse de règlement et renferme ou non un refus de payer;
c) fait un paiement au titre de la dette, y compris un prétendu paiement fait au moyen d'un titre négociable qui fait l'objet d'un refus de paiement.
(7) Mandataire ou représentant légal - Pour l'application du présent article, la reconnaissance faite par le mandataire ou le représentant légal d'un contribuable a la même valeur que si elle était faite par le contribuable.
(8) Prorogation du délai de prescription - Le nombre de jours où au moins un des faits suivants se vérifie prolonge d'autant la durée du délai de prescription:
a) en raison de l'un des paragraphes 225.1(2) à (5), le ministre n'est pas en mesure d'exercer les actions visées au paragraphe 225.1(1) relativement à la dette fiscale;
b) le ministre a accepté et détient une garantie pour le paiement de la dette fiscale;
c) la personne, qui résidait au Canada à la date applicable visée à l'alinéa (4)a) relativement à la dette fiscale, est un non-résident;
d) l'une des actions que le ministre peut exercer par ailleurs relativement à la dette fiscale est limitée ou interdite en vertu d'une disposition quelconque de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité, de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies ou de la Loi sur la médiation en matière d'endettement agricole.
(9) Réclamation contre Sa Majesté - Malgré toute autre règle de droit fédérale ou provinciale, aucune réclamation ne peut être déposée contre Sa Majesté du fait que le ministre a recouvré une dette fiscale après que tout délai de prescription qui s'est appliqué au recouvrement de la dette a expiré et avant le 4 mars 2004.
(10) Ordonnances après le 3 mars 2004 et avant la prise d'effet - Malgré toute ordonnance ou tout jugement rendu après le 3 mars 2004 dans lequel une dette fiscale est déclarée ne pas être exigible, ou selon lequel le ministre est tenu de rembourser à un contribuable le montant d'une dette fiscale recouvrée, du fait qu'un délai de prescription qui s'appliquait au recouvrement de la dette a pris fin avant la sanction de toute mesure donnant effet au présent article, la dette est réputée être devenue exigible le 4 mars 2004.
- Jafarnia c. Le Roi, 2023 CCI 171, 29 décembre 2023.
- Gillies c. Le Roi, 2024 CCI 53, 30 avril 2024.
- Boucher c. La Reine, 2004 CAF 47, 29 janvier 2004.
- Gillies c. Le Roi, 2024 CCI 53, 30 avril 2024, par. 12.
- McIntosh c. La Reine, 2011 CCI 147, 8 mars 2011.