Contrôle ou non sur le paiement de salaires par un administrateur: défense de diligence raisonnable?
L’auteur aborde la question de la responsabilité des administrateurs sous 227.1 LIR pour des remises non effectuées de DAS sur des salaires versés aux employés d’une société et sur la possibilité de bénéficier de la défense de diligence raisonnable lorsque l’administrateur allègue n’avoir eu aucun véritable contrôle sur le versement des salaires aux employés.
Dans cette chronique, il est question de la responsabilité des administrateurs pour des remises non effectuées de déductions à la source (DAS) sur des salaires versés aux employés d’une société. Plus particulièrement, nous nous pencherons sur la possibilité pour un administrateur de bénéficier de la défense de diligence raisonnable à l’égard des sommes (DAS) non remises, lorsque l’administrateur allègue n’avoir eu aucun véritable contrôle sur le versement des salaires aux employés ou l’affectation des sommes investies par les actionnaires ou des prêts contractés par la société. La décision dans l’affaire Jafarnia c. Le Roi[1] rendue par la CCI nous procure un éclairage pour répondre à cette question.
La responsabilité des administrateurs
L’article 227.1 LIR (reproduit à l’Annexe 1 ci-dessous) établit une responsabilité personnelle et solidaire pour les administrateurs d’une société à l’égard de certaines sommes qui doivent être déduites de certains paiements (ristournes, déductions salariales et autres versements, impôt de la Partie XIII) et remises au Receveur général du Canada. La situation sous étude concerne plus particulièrement les déductions salariales qu’une société payeuse doit remettre au gouvernement en vertu de l’alinéa 153(1)a) LIR.
Restrictions relatives à la responsabilité
Le paragraphe 227.1(2) LIR énonce qu’un administrateur n’encourt la responsabilité prévue au paragraphe (1) que dans l’un ou l’autre des cas suivants:
- un certificat précisant la somme pour laquelle la société est responsable selon ce paragraphe a été enregistré à la Cour fédérale (CF) en application de l’article 223 LIR et il y a eu défaut d’exécution totale ou partielle à l’égard de cette somme;
- la société a engagé des procédures de liquidation ou de dissolution ou elle a fait l’objet d’une dissolution et l’existence de la créance à l’égard de laquelle elle encourt la responsabilité en vertu de ce paragraphe a été établie dans les six mois suivant le premier en date du jour où les procédures ont été engagées et du jour de la dissolution;
- la société a fait une cession ou une ordonnance de faillite a été rendue contre elle en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et l’existence de la créance à l’égard de laquelle elle encourt la responsabilité en vertu de ce paragraphe a été établie dans les six mois suivant la date de la cession ou de l’ordonnance de faillite.
Par ailleurs, le paragraphe 227.1(3) LIR exempte un administrateur d’une telle responsabilité lorsqu’il démontre avoir agi avec le degré de soin, de diligence et d’habileté pour prévenir le manquement qu’une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.
De façon générale et jusqu’au jugement de la CCI dans l’affaire Colitto[2], cause que nous avons examinée lors de notre chronique d’août 2019, la jurisprudence fiscale reconnaissait que la responsabilité des administrateurs sous l’article 227.1 LIR s’établissait au fur et à mesure que la société faisait défaut de remettre les sommes dues et pour lesquelles les administrateurs étaient tenus responsables.
De plus et soit dit en passant, dans l’affaire Colitto, si un administrateur s’avisait de transférer des biens à son époux, conjoint de fait ou une personne liée pour une contrepartie inférieure à la valeur des biens ainsi transférés, par application de 160 LIR, le bénéficiaire pouvait être tenu responsable en totalité ou en partie du montant pour lequel l’administrateur était lui-même responsable en vertu de 227.1 LIR. Cette responsabilité du bénéficiaire s’appuie donc sur celle de la personne ayant procédé à ce transfert de biens.
Les faits de la cause
M. Jafarnia est un ingénieur immigrant venu de l’Iran en 2001. Au moment des faits, il avait conservé plusieurs contacts avec des personnes résidant en Iran. Après son arrivée au Canada, il a travaillé d’abord comme simple employé, à compter de 2004, pour une entreprise de fonderie en Nouvelle-Écosse, celle-ci ayant été en activité depuis une centaine d’années. Ayant rapidement démontré ses aptitudes en gestion et sa capacité à augmenter la production, il fut promu de directeur de la production au poste de directeur de la production et de l’assurance qualité. Sous sa direction, le nombre d’employés est passé de 25 à 180. Il quitta la fonderie en 2009 pour retourner en Iran pour des raisons familiales.
En 2010, M. Jafarnia est revenu au Canada pour y trouver la fonderie en mauvaise situation financière. Il n’y resta que quelques mois. Dans la période 2010-2011, la fonderie fut mise sous séquestre. M. Jafarnia décida de participer dans l’achat des actifs de la fonderie grâce à des fonds d’investisseurs iraniens. Le tout fut concrétisé en 2011. M. Jafarnia conserva un bloc de 10 % des actions de la société et fut l’un des dirigeants, sinon apparemment le seul administrateur de la société, du moins au Canada.
Cependant, les défis de la fonderie demeuraient majeurs. Notamment, à cause des lois et politiques canadiennes et américaines à l’égard des investissements iraniens, le financement d’origine iranienne était limité. Les conditions économiques de la Nouvelle-Écosse étaient difficiles, le taux de chômage élevé, etc. Les banques étaient très réticentes à prêter à cette société. Par ailleurs, 90 % de la clientèle de la fonderie était américaine.
La preuve devant la CCI
Seul M. Jafarnia témoigna devant la CCI. Notons qu’il était également le seul administrateur poursuivi par les autorités fiscales sous le paragraphe 227.1(1) LIR.
La société fut en opérations du mois de septembre 2011 à octobre 2012. Pas plus de 20 employés ont œuvré pour la société durant cette période. Les paies étaient préparées par une certaine Mme Lee, dans le département des ressources humaines de la société. La preuve a démontré que Mme Lee travaillait sous la supervision de M. Jafarnia. Pendant toute cette période entière, seuls les salaires nets des employés étaient versés. Aucune somme ne fut mise de côté en prévision d’en effectuer les remises pour les déductions à la source des salaires. D’autre part, environ 600 000 $ ont été dépensés en 2012 pour l’entretien et les réparations des équipements de l’usine.
Dans les faits, selon le témoignage de M. Jafarnia, les montants reçus des actionnaires/investisseurs iraniens servaient en partie à payer les salaires nets et le reste était dédié aux opérations, aux achats d’équipements et au paiement de fournisseurs. Comme les investissements en provenance d’Iran se faisaient rares et limités à cause des sanctions potentielles prévues par les lois canadiennes et américaines, M. Jafarnia était bien conscient que les montants reçus étaient insuffisants, notamment pour payer les salaires. D’autre part, les sanctions américaines interdisaient pratiquement aux américains de faire affaire avec une fonderie canadienne financée par des fonds iraniens.
Toujours selon le témoignage de M. Jafarnia, la décision de ne verser que les salaires nets et de ne pas payer les DAS s’imposait, vu l’insuffisance de fonds, mais en croyant toujours que la situation serait temporaire. En avril 2012, M. Jafarnia a réussi à obtenir un prêt de 425 000 $ d’un certain M. Harris. À compter de ce moment, la gestion des paies et le contrôle des fonds ont été centralisés à Montréal sous la gouverne d’un certain M. Borazghi, également un actionnaire et dirigeant de la société. M. Jafarnia ne s’est pas opposé à cette nouvelle direction et était toujours informé de l’utilisation des fonds provenant des investisseurs, à savoir qu’ils ne serviraient pas à effectuer les remises de DAS aux autorités fiscales, préférant conserver les argents pour financer les opérations de la fonderie.
La fonderie a cessé définitivement ses opérations à la fin du mois de juillet 2012. M. Jafarnia a remis sa démission comme président de la société le 30 juillet 2013, mais est demeuré un administrateur nominal pour quelques autres mois.
Les arguments de M. Jafarnia
Devant le tribunal, M. Jafarnia fut longuement interrogé sur sa connaissance de l’utilisation des fonds reçus par la société. M. Jafarnia a blâmé le contexte politique de l’époque, évoquant les contraintes juridiques imposées par les états canadiens et américains aux avoirs iraniens au Canada, pour des motifs politiques. M. Jafarnia soutient n’avoir eu aucun contrôle sur cet aspect.
Il a également soutenu n’avoir pas réellement eu de contrôle sur l’emploi des fonds reçus à cause de la pression exercée par les investisseurs pour maintenir les opérations, plutôt que de prioriser les remises des DAS. Il se sentait en quelque sorte lié par les directives ou demandes des investisseurs quant à l’emploi des sommes reçues. Sur ce sujet, la Cour a plutôt cru que M. Jafarnia et les investisseurs se sont entendus pour l’utilisation prioritaire des fonds en question, à savoir financer la poursuite des opérations de la société.
De plus, M. Jafarnia a témoigné à l’effet qu’il ne pouvait imposer sa volonté à M. Borazghi qui contrôlait apparemment l’émission des chèques et l’affectation des fonds, mais qu’il lui faisait confiance que des paiements seraient faits aux autorités fiscales, compte tenu que M. Borazghi était bien au courant de la situation financière et fiscale de la société. En contre-interrogatoire, M. Jafarnia a ajouté qu’il n’était pas au courant si les paiements des DAS étaient faits ou non. M. Jafarnia a de plus admis n’avoir en aucun temps donné des instructions à M. Borazghi afin de faire les paiements en cause aux autorités fiscales.
Pour M. Jafarnia, son rôle principal était de voir aux opérations. Selon lui, il ne gérait pas particulièrement les finances de la société. Par ailleurs, même s’il remettait les chèques aux employés régulièrement, la preuve a révélé qu’il ne se préoccupait pas particulièrement de voir à ce que les DAS soient effectuées.
Analyse et décision de la Cour
Suite à la décision de la CSC dans l’arrêt People[3], la CAF dans la décision Buckingham[4], a établi que le critère «objectif-subjectif» établi dans l’arrêt Soper[5] a été remplacé par le critère d’une évaluation objective des faits pour déterminer si un administrateur avait agi comme une personne «raisonnablement prudente et diligente» pour déterminer sa responsabilité en vertu du paragraphe 227.1 (1) LIR.
Toutefois, ceci ne signifie pas que l’on doive exclure de prendre en compte les circonstances particulières dans lesquelles un administrateur fut plongé dans cette démarche d’analyse.
La décision Buckingham nous enseigne qu’un administrateur doit avoir entrepris des démarches actives afin de prévenir le défaut d’effectuer les remises de déductions à la source et non simplement d’avoir réagi après les faits afin de remédier au défaut d’avoir effectué lesdites remises de DAS, comme l’exprime la CAF:
[A] director must thus establish that he turned his attention to the required remittances and that he exercised his duty of care, diligence and skill with a view to preventing a failure by the corporation to remit the concerned amounts.
Ainsi l’usage du critère objectif a remplacé le principe de common law à l’effet qu’une société puisse être jugée en fonction des compétences personnelles de ses directeurs, leurs connaissances, habilités et capacités propres, comme l’a mentionné la CSC dans l’arrêt People.
En ce qui a trait du moment ou de la période dans laquelle un administrateur doit agir avec diligence raisonnable, la décision Buckingham nous enseigne qu’un administrateur se doit d’agir de façon diligente dès qu’il est apparent, à ses yeux, que la société entre dans une période de difficultés financières.
Dans le cas sous étude, seul M. Jafarnia a témoigné. Personne d’autre n’a pu corroborer ses affirmations. Tel que mentionné précédemment, la période visée se situe entre le mois de septembre 2011 et celui d’octobre 2012.
À la lumière de tous les éléments de preuve reçus et des faits de la cause, dont ceux mentionnés précédemment, même après avoir divisé l’étendue du rôle et des responsabilités de M. Jafarnia en deux périodes, soit celle située avant le prêt de 425 000 $ et l’entrée en scène de M. Borazghi (avril 2012), et la période qui a suivi, la Cour en vient à la conclusion que M. Jafarnia avait, en tout temps la responsabilité personnelle de voir au paiement des DAS. La preuve offerte par l’appelant ne permet pas de conclure que M. Jafarnia s’est déchargé de son fardeau de démontrer qu’il avait agi comme un administrateur raisonnablement prudent et diligent, comme le paragraphe 227.1(3) LIR le requiert afin d’éviter sa responsabilité quant au paiement des DAS aux autorités fiscales.
Selon les conclusions du tribunal, M. Jafarnia était le principal, sinon le seul dirigeant, de la société au Canada au moins jusqu’en avril 2012. Il ne peut invoquer les désirs des investisseurs afin de se défiler de sa responsabilité à l’égard des sommes non remises. Pour la période post-avril 2012, la preuve a démontré que M. Jafarnia n’a entrepris aucune démarche formelle ni insisté auprès de M. Borazghi pour que les remises de DAS soient effectuées. En conséquence, sa responsabilité a été jugée entière et les cotisations maintenues à son égard.
Annexe 1
Art. 227.1(1) Responsabilité des administrateurs pour défaut d’effectuer les retenues — Lorsqu’une société a omis de déduire ou de retenir une somme, tel que prévu aux paragraphes 135(3) ou 135.1(7) ou aux articles 153 ou 215, ou a omis de verser cette somme ou a omis de payer un montant d’impôt en vertu de la partie VII ou VIII pour une année d’imposition, les administrateurs de la société, au moment où celle-ci était tenue de déduire, de retenir, de verser ou de payer la somme, sont solidairement responsables, avec la société, du paiement de cette somme, y compris les intérêts et les pénalités s’y rapportant.
(2) Restrictions relatives à la responsabilité — Un administrateur n’encourt la responsabilité prévue au paragraphe (1) que dans l’un ou l’autre des cas suivants:
- un certificat précisant la somme pour laquelle la société est responsable selon ce paragraphe a été enregistré à la Cour fédérale en application de l’article 223 et il y a eu défaut d’exécution totale ou partielle à l’égard de cette somme;
- la société a engagé des procédures de liquidation ou de dissolution ou elle a fait l’objet d’une dissolution et l’existence de la créance à l’égard de laquelle elle encourt la responsabilité en vertu de ce paragraphe a été établie dans les six mois suivant le premier en date du jour où les procédures ont été engagées et du jour de la dissolution;
- la société a fait une cession ou une ordonnance de faillite a été rendue contre elle en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et l’existence de la créance à l’égard de laquelle elle encourt la responsabilité en vertu de ce paragraphe a été établie dans les six mois suivant la date de la cession ou de l’ordonnance de faillite.
(3) Idem — Un administrateur n’est pas responsable de l’omission visée au paragraphe (1) lorsqu’il a agi avec le degré de soin, de diligence et d’habileté pour prévenir le manquement qu’une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.
(4) Prescription — L’action ou les procédures visant le recouvrement d’une somme payable par un administrateur d’une société en vertu du paragraphe (1) se prescrivent par deux ans à compter de la date à laquelle l’administrateur cesse pour la dernière fois d’être un administrateur de cette société.
(5) Montant recouvrable — Dans le cas du défaut d’exécution visé à l’alinéa (2)a), la somme qui peut être recouvrée d’un administrateur est celle qui demeure impayée après l’exécution.
(6) Privilège — Lorsqu’un administrateur verse une somme à l’égard de laquelle la société encourt une responsabilité en vertu du paragraphe (1), qui est établie lors de procédures de liquidation, de dissolution ou de faillite, il a droit à tout privilège auquel Sa Majesté du chef du Canada aurait eu droit si cette somme n’avait pas été payée et, lorsqu’un certificat a été enregistré relativement à cette somme, il peut exiger que le certificat lui soit cédé jusqu’à concurrence du versement et le ministre est autorisé à faire cette cession.
(7) Répétition — L’administrateur qui a satisfait à la créance en vertu du présent article peut répéter les parts des administrateurs tenus responsables de la créance.
- Jafarnia c. Le Roi, 2023 CCI 171, 29 décembre 2023.
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Colitto v. La Reine, 2019 CCI 88, renversé par Colitto c. Canada, 2020 CAF 160.
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People Department Stores Inc. (Trustee of) c. Wise, 2004 CSC 68.
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Buckingham c. La Reine, 2011 CAF 142.
- Soper c. La Reine, 97 DTC 5407 (CAF).