Nelson (Ville) c. Marchi, 2021 CSC 42
Bien qu’elle n’ait pas trouvé la formule magique qui permettrait de mettre fin à l’éternel débat entre décision opérationnelle et décision de politique générale fondamentale, la Cour suprême a systématisé la démarche permettant de les départager et d’identifier les décisions qui font l’objet d’une immunité de responsabilité civile extracontractuelle.
Contexte. Les 4 et 5 janvier 2015, la ville de Nelson en Colombie-Britannique a connu d’importantes chutes de neige. Conformément aux politiques écrites et non écrites de la ville, le personnel municipal a déblayé les rues et les espaces de stationnement du centre-ville, mais n’a pas dégagé de passage permettant aux automobilistes de se rendre sur le trottoir. En traversant un banc de neige après s’être garée dans un espace de stationnement, Mme Marchi s’est gravement blessée à la jambe. Elle a poursuivi la ville pour négligence. La valeur du préjudice qu’elle a subi s’élève à un million de dollars.
La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a accueilli l’appel du jugement de la Cour suprême qui a rejeté l’action. Elle a conclu que la ville n’avait pas respecté son obligation de diligence puisque la faute qu’elle a commise ne découlait pas d’une décision de politique générale fondamentale.
Démarche. Bien entendu, les faits à l’origine de l’arrêt Nelson (Ville) c. Marchi, 2021 CSC 42 ont pris naissance dans un contexte juridique complètement différent du droit québécois, qui ne connaît pas l’obligation de négligence en matière délictuelle. L’arrêt demeure applicable quant à la démarche permettant de départager la décision de politique générale fondamentale, qui déclenche l’immunité de l’État en responsabilité civile extracontractuelle, de la décision opérationnelle, qui ne donne lieu à aucune immunité.
Les principes de base sont connus. Sous réserve de certaines immunités d’origine législative ou jurisprudentielle, l’État fédéral (pour la faute de ses préposés) et l’État québécois sont assujettis à la responsabilité civile extracontractuelle (Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C–50, art. 3; C.c.Q., art. 1376). La séparation des pouvoirs exige que l’État puisse gouverner sans craindre d’être tenu responsable civilement pour tout acte ou décision qu’il prend. Certains actes ou décisions, qui ont trait à des lignes de conduite générales généralement prises par les hauts gestionnaires de l’État, soustraient ce dernier à la responsabilité même s’il a causé un préjudice. D’autres ont plutôt trait à la mise en œuvre de ces lignes directrices. Entre les deux extrémités, la portée de l’action gouvernementale est aussi vaste que variée; il n’est pas toujours aisé de la qualifier de décision de politique générale fondamentale ou de décision opérationnelle [38–43].
La démarche devrait être guidée par « la raison d’être de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale — la protection des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux des branches législative et exécutive nécessaires à la séparation des pouvoirs » [par. 49].
Généralement, une décision de politique générale fondamentale repose « sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques » et n’est pas irrationnelle ou de mauvaise foi [par. 51]. La décision opérationnelle relève plutôt de la mise en œuvre pratique, de l’exécution ou de l’implantation de la politique générale [52].
La nature de la décision est l’élément clé qui permet de distinguer les deux types de décision. La décision de politique générale fondamentale suppose la planification, la détermination des litiges ou l’allocation de ressources budgétaires et fait souvent l’objet de délibérations, publiques ou non et la contribution de plusieurs niveaux hiérarchiques. La décision opérationnelle implique la prise de décision à l’égard d’un événement particulier par un fonctionnaire ou groupe de fonctionnaires [par. 55].
La Cour estime qu’il se dégage de la jurisprudence quatre facteurs d’analyse : « (1) le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide; (2) le processus suivi pour arriver à la décision; (3) la nature et l’importance des considérations budgétaires; et (4) la mesure dans laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs. » [par. 56]. Le tribunal accordera à chaque facteur un poids relatif et évitera de suivre la démarche mécaniquement [par. 58].
Commentaires. L’arrêt Marchi, 2021 CSC 42 présente l’immense qualité de ne pas s’écarter de la jurisprudence qui l’a précédée; il l’a systématisée plutôt que d’ajouter des facteurs qui auraient pu changer le cadre d’analyse tel que nous le connaissons. Une grande partie de sa démarche s’appuie d’ailleurs sur l’arrêt Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, qui mettait en cause l’inspection des routes dans la province. La jurisprudence demeure pertinente tant sur le plan des principes que comme point de comparaison. Ainsi, bien qu’une décision de politique générale fondamentale suppose dans la plupart des cas un certain degré de généralité, elle peut toujours prendre la forme d’une décision individualisée qui met en cause des considérations non juridiques comme l’acceptabilité sociale d’un projet assujetti à un processus d’autorisation. Voir p. ex., Ressources Strateco inc. c. Procureure générale du Québec, 2020 QCCA 18, autor. ref. 2020 CanLII 76222 (C.S.C.).
Par ailleurs, l’application des principes aux faits de l’espèce — la Cour a unanimement donné raison à Mme Marchi — s’accorde avec la démarche, injectant ainsi un peu de certitude dans un problème juridique qui en a bien besoin.