Défaut de mesures de prévention de la surcharge de travail ? Pour la première fois, un employeur est condamné.
Cette décision rappelle l’affaire France Télécom qui avait en son temps fait évoluer le niveau d’attention législative et économique pour les risques psychosociaux en France. Si tous les aspects n’ont pas encore été abordés, la Belgique a désormais elle aussi son jugement pionnier en la matière. Les employeurs sont prévenus. Attendre simplement l’avis du service externe ou ne rien faire peut avoir des conséquences dramatiques.
Un cocktail explosif
Une culture d’entreprise dans laquelle seule la réalisation des objectifs visés comptait, un supérieur hiérarchique autoritaire et dénigrant qui contrôlait l’atteinte des objectifs, un harcèlement moral doublé d’attaques racistes et une pratique machiavélique qui consistait à diviser pour mieux régner. Tels sont les ingrédients du cocktail explosif qui a donné lieu à un climat plus que tendu entre les travailleurs et l’employeur, mais aussi au burn-out d’une collaboratrice qui a mis fin à ses jours en 2018.
Dès 2017, plusieurs travailleurs, dont la collaboratrice précitée, avaient déjà tenté de trouver une solution en interne. Après s’être heurtés à un mur de refus et de silence, ils avaient introduit une requête formelle d’intervention psychosociale auprès du service externe.
La collaboratrice aujourd’hui décédée avait précisé dans sa requête que ses remarques sur la pression intenable et la répartition inégale des tâches entre les équipes n’avaient pas été entendues, ce qui l’avait finalement conduite à un burn-out. Lorsqu’elle a repris progressivement le travail par la suite, rien n’avait changé dans l’organisation du travail. Au contraire, après le départ d’un membre de l’équipe, l’employeur a confié des tâches supplémentaires à la collaboratrice et a estimé que l’équipe pouvait assumer le surplus de travail, sans perspective de remplacement du collègue absent. Au bout de quatre mois, refusant de continuer de la sorte, la collaboratrice a été « mise au placard » pour défaut d’esprit d’équipe et de loyauté envers ses collègues ainsi que pour inaptitude au travail. Elle s’est alors à nouveau retrouvée en incapacité de travail et a fini par se suicider.
La requête formelle des travailleurs introduite au cours de l’escalade du conflit a finalement donné lieu à un avis du service externe et, beaucoup plus tard seulement, à une demande d’analyse des risques par l’employeur. Tant le rapport du service externe que l’analyse des risques effectuée par un consultant externe pointaient du doigt la surcharge excessive de travail comme un problème structurel.
Après le suicide de la collaboratrice, l’employeur et deux membres de la ligne hiérarchique ont été assignés en justice pour avoir manqué à leur obligation de prendre les mesures de prévention concrètes qui s’imposaient, tant de manière globale que dans la situation spécifique de travail de la collaboratrice précitée, en vue de prévenir les risques psychosociaux au travail, d’éviter et de limiter les dommages (article 32/2, § 2 et § 4 de la loi relative au bien-être). Les poursuites n’étaient pas liées au burn-out en tant que tel ni au suicide.
Une analyse des risques, mais pas de mesures ? Un employeur condamné
Le tribunal correctionnel a constaté que l’employeur avait bel et bien connaissance des problèmes et des risques psychosociaux qui en découlaient ou en étaient à l’origine, de sorte que des mesures appropriées auraient dû être prises immédiatement.
« Le tribunal soulève le manque d’attention portée au personnel, inversement proportionnel à l’attention portée aux chiffres ».
Même si l’employeur a finalement procédé à une analyse des risques, le tribunal souligne que ce n’est pas l’analyse des risques qui est essentielle en soi, mais bien l’obligation de l’employeur de prendre les mesures préventives qui en découlent. L’attente passive d’un avis externe ne reflète pas l’intention du législateur. Même si certaines démarches formelles ont été mises en œuvre, le tribunal déplore l’absence de mesures concrètes comme la désignation et la formation d’une personne de confiance, l’organisation de tentatives de conciliation interne ou encore des mesures à l’égard du supérieur hiérarchique dont le comportement s’est avéré très problématique. En ce qui concerne la situation personnelle de la collaboratrice, le tribunal constate qu’il ne s’est absolument rien passé. Le tribunal soulève le manque d’attention portée au personnel, inversement proportionnel à l’attention portée aux chiffres.
L’employeur a été condamné à une amende de 8 000,00 euros, soit la plus lourde sanction de niveau 3, assortie pour moitié d’un sursis.
Faits de 2017 et 2018. La ligne hiérarchique échappe à la sanction
Dans cette affaire, les faits sont antérieurs à la modification de loi du 11 juillet 2018 qui a supprimé le principe de la règle de décumul de l’article 5 du Code pénal. Auparavant, en cas d’infractions commises involontairement, le juge ne pouvait pas sanctionner à la fois la personne physique et la personne morale. Il devait déterminer laquelle des deux avait commis la faute la plus lourde et seule cette dernière pouvait être sanctionnée.
Sur cette base, seul l’employeur a été condamné dans cette affaire. Étrange, quand on sait que depuis plusieurs années, la jurisprudence tend à ne pas appliquer cette règle du décumul dès lors que le tribunal constate que l’infraction a été commise sciemment. Mais dans tous les cas, cette règle du décumul a depuis été totalement supprimée.
Jugement pionnier
Cette décision envoie un message fort en matière de prévention des dommages causés par des risques psychosociaux. Le tribunal applique l’obligation de prévention de l’employeur telle qu’elle a été voulue, selon nous, par le législateur. Il rappelle qu’il ne s’agit pas de simples formalités administratives à remplir ni de cases à cocher, mais d’un devoir réel de considérer le travailleur dans son individualité et non comme un actif de la société.
Un autre jugement pionnier : France Télécom
D’autres faits peuvent avoir une gravité supérieure, comme en témoigne l’affaire France Télécom. L’employeur s’était engagé dans un plan de réorganisation basé sur le départ « volontaire » de 22 000 des 130 000 travailleurs en trois ans. Il avait par ailleurs décidé de « promouvoir la mobilité interne » de 10 000 travailleurs. Le système mis en place pour y parvenir visait à influencer les conditions de travail de telle manière que les travailleurs voient leur départ volontaire comme la seule possibilité. Les managers devaient respecter des quotas et leurs primes dépendaient du nombre de départs. Les travailleurs « difficiles » étaient soumis à des objectifs irréalisables, une rétrogradation obligatoire ou une mutation leur imposant de longues heures de déplacement. Et pour intensifier la concurrence interne, les membres du personnel étaient obligés de postuler à nouveau pour garder leur propre emploi. Certains services ont été contraints de déménager dans des espaces plus restreints où il n’y avait pas assez de place pour tout le monde. Les travailleurs qui rentraient de vacances risquaient donc de ne plus avoir de bureau, ni de badge, ni de collègues. Des bureaux et des chaises étaient tout simplement retirés afin d’inciter les travailleurs à se battre (parfois littéralement) pour leur poste de travail. Cette politique mise en œuvre par le département des ressources humaines s’est accompagnée d’une rhétorique guerrière à l’égard du management, inculquée pour être en conflit avec le personnel. Cette approche du management a eu des conséquences dramatiques. En deux ans, l’entreprise a dénombré dix-neuf suicides, souvent sur le site même, douze tentatives de suicide et huit dépressions sévères ou arrêts de travail.
Le verdict du tribunal de Paris a été sévère. Pas tant vis-à-vis de la décision de restructuration qu’à l’égard du système mis en place qu’il a qualifié de harcèlement moral institutionnalisé. L’employeur, le directeur général, le directeur des ressources humaines et plusieurs autres supérieurs hiérarchiques ont été condamnés à de lourdes amendes et peines d’emprisonnement (Tribunal correctionnel Paris, 31e chambre, 20 décembre 2019). L’employeur n’a pas fait appel de la décision, contrairement au directeur général.
Une opportunité manquée pour le droit du bien-être au travail
Nous ne connaissons évidemment pas le dossier dans son intégralité et nous devons donc nous contenter des conclusions présentées dans les vingt-six pages du jugement. Même s’il en ressort à tout le moins que les faits du jugement belge dont il est question ici n’ont pas la même ampleur quantitative que dans l’affaire française, certaines similitudes sont présentes, notamment en ce qui concerne le caractère institutionnalisé du comportement des supérieurs hiérarchiques. Le fait que l’employeur et/ou les supérieurs hiérarchiques n’aient pas été poursuivis pour infraction à la loi sur le bien-être en général (article 127 du Code pénal social) ou pour défaut de mesures visant à mettre un terme au harcèlement moral, à la violence ou aux comportements indésirables (article 122, 4° du Code pénal social) constitue en quelque sorte une opportunité manquée. En l’espèce, s’il avait été prouvé que l’incapacité de travail, le burn-out ou le suicide de la collaboratrice étaient une conséquence de ces infractions, l’employeur et les supérieurs hiérarchiques auraient encouru une sanction de niveau 4, c’est-à-dire une peine d’emprisonnement de six mois à trois ans et/ou une amende de 4 800 à 48 000 euros.
« Attendre simplement l’avis du service externe ou ne rien faire peut avoir des conséquences dramatiques, surtout si cela porte préjudice à la santé des travailleurs. »
Par ailleurs, de manière quelque peu étrange, le tribunal constate que l’employeur et les supérieurs hiérarchiques étaient bel et bien au courant des plaintes, mais avaient décidé de fermer les yeux sur celles-ci. Selon nous, cela démontre clairement le caractère intentionnel des faits, de sorte qu’une condamnation des supérieurs hiérarchiques en même temps que l’employeur aurait été juridiquement plus correcte et aurait donné plus de poids au message envoyé par ce jugement.
Il faudra encore attendre pour savoir si cette décision fera jurisprudence en matière de bien-être psychosocial. Mais dans tous les cas, les employeurs de tous les pays sont prévenus. Attendre simplement l’avis du service externe ou ne rien faire peut avoir des conséquences dramatiques, surtout si cela porte préjudice à la santé des travailleurs.
Auteur: Annick Alders – Cautius
Corr. Bruxelles (69e chambre), 24 février 2021, R.G. n° 18AB3001, inédit
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