Causalité, incertitude et perte de chance : de nouvelles perspectives (extrait gratuit)
1. Présentation et plan
Condition essentielle de toute responsabilité civile, le lien de causalité est un lien de cause à effet entre une faute (ou, plus largement, un fait générateur de responsabilité) et un dommage. S’il est établi, il ouvre la voie à la réparation du
dommage ; s’il ne l’est pas ou s’il est incertain, il fait obstacle à cette réparation. La solution n’est cependant pas toujours aussi simple puisque, même en cas d’incertitude, la personne lésée peut parfois obtenir la réparation (totale ou partielle) de son dommage. Surmontant les « affres de la causalité », nous nous sommes interrogée sur la question de l’incertitude causale et de son traitement en droit de la responsabilité civile.
Dans un premier temps (I), les règles relatives au lien de causalité, telles qu’elles ont été développées par la Cour de cassation, sont rappelées et explicitées par notre nouvelle approche consistant à distinguer deux éléments au sein du lien de causalité (section 1). Ceci nous permet d’analyser l’incertitude causale et de montrer qu’il existe en réalité plusieurs types d’incertitudes causales différents (section 2) qui appellent des réponses différentes (section 3). Nous analysons tout particulièrement le cas du dommage pour perte de chance et la proposition d’y substituer uun mécanisme de responsabilité proportionnelle (II).
I. Le lien de causalité et l’incertitude
Section 1. La causalité : notions
A. L’approche traditionnelle
2. Introduction
A l’heure actuelle et abstraction faite du projet de réforme, les règles régissant le lien de causalité puisent leur source dans l’article 1382 de l’ancien Code civil selon lequel « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Au-delà de ce texte succinct, c’est donc dans l’analyse de la jurisprudence de la Cour de cassation et des cours et tribunaux ainsi que dans l’étude de la littérature juridique qui la systématise, que nous
pouvons trouver un panorama des règles de fond régissant le lien de causalité.
Les règles de preuve, désormais consacrées au sein du livre 8 du Code civil, permettent par ailleurs de mieux cerner l’exigence de causalité « certaine ».
3. Règles de fond : monisme causal
La Cour de cassation de Belgique a adopté la théorie de l’équivalence des conditions comme critère de causalité. Elle est appliquée par les juridictions de fond et est consacrée à l’article 6.19, § 1, de la proposition de loi du livre 6. Cette théorie consiste à retenir toutes les causes nécessaires du dommage et à les considérer toutes comme équivalentes. Une cause est nécessaire si le juge constate que, sans le fait générateur de responsabilité, le dommage tel qu’il s’est réalisé ne se serait pas produit, même si d’autres causes y ont concouru (raisonnement sine qua non). Toutes les causes nécessaires du dommage sont donc placées sur un pied d’égalité et engagent la responsabilité de leur auteur ou de la personne qui en répond ; aucun tri n’est opéré. Les causes matérielles et juridiques du dommage sont identiques Sur le plan obligationnel, l’importance et l’impact des évènements ayant contribué au dommage ne sont pas pris en compte.
En l’état actuel, le droit belge apparaît, à cet égard, isolé. En France, la théorie de la causalité adéquate complète ce raisonnement puisqu’elle retient, parmi l’ensemble des causes, uniquement celle qui contient la « possibilité objective du résultat ». Elle consiste donc à isoler la cause qui, selon le cours normal des choses, porte en elle la possibilité du dommage. En droit néerlandais, l’article 6:98 du Code civil limite aussi les effets de ce test de causalité en sélectionnant les causes du dommage selon plusieurs critères tels que la nature de la responsabilité, la nature du dommage, la gravité de la faute ou encore d’autres circonstances d’espèce. Le critère de prévisibilité est également pris en compte. Le législateur belge souhaite, dans la proposition de loi du livre 6, introduire un correctif similaire à l’article 6.19, § 2.
4. Règle de fond : raisonnement sine qua non
Dans l’application de la théorie de l’équivalence des conditions, la Cour utilise le test de la condition sine qua non. En vertu de ce test, il faut déterminer si, sans le fait générateur de responsabilité, le dommage se serait réalisé tel qu’il s’est produit in concreto. Si la réponse est affirmative, le lien de causalité n’existe pas et la victime ne peut obtenir l’indemnisation de son dommage. Si la réponse est négative, le lien de causalité est établi et la victime peut obtenir l’indemnisation de son dommage.
Pour vérifier s’il existe un lien de causalité entre le fait générateur de responsabilité et le dommage, le juge est tenu de reconstruire le cours normal des évènements en l’absence de ce fait générateur de responsabilité et déterminer si le dommage se serait ou non produit. On parle à cet égard de reconstitution du scénario contrefactuel.
La première étape consiste à identifier précisément le comportement fautif ou le fait générateur de responsabilité et à supprimer ce comportement ou le remplacer par le comportement non fautif (ou non générateur de responsabilité). La deuxième étape consiste à reconstruire le cours normal des évènements au départ du comportement ainsi substitué. Dans l’un et l’autre cas, cette reconstruction doit se faire « in concreto », sans modifier les circonstances concrètes de l’espèce. Il est interdit pour le juge d’imaginer de nouvelles circonstances ou de modifier les éléments de fait dont il dispose pour recréer une réalité différente. Ainsi, selon la Cour de cassation de Belgique, « [l]e juge, qui apprécie l’existence d’un tel lien, doit reconstruire le cours des événements en omettant la faute, mais sans modifier les autres conditions dans lesquelles le dommage est survenu ».
Enfin, la dernière étape consiste à vérifier si le dommage se serait produit tel qu’il s’est produit dans cette réalité parallèle.
5. Règles de preuve
Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, le lien de causalité doit être certain. Ainsi : « Il incombe au demandeur en réparation d’établir l’existence d’un lien de causalité entre la faute et le dommage tel qu’il s’est réalisé ; ce lien suppose que, sans la faute, le dommage n’eût pu se produire tel qu’il s’est produit. Le juge ne peut condamner l’auteur de la faute à réparer le dommage subi s’il constate qu’un doute subsiste quant au lien causal […]
Avant l’adoption du livre 8 du Code civil, le degré de preuve n’était pas déterminé par la loi et la Cour de cassation exigeait une certitude absolue. Si le juge du fond constatait qu’il y avait une forte probabilité (même évaluée à 80 % ou 90 %) que, sans le fait générateur de responsabilité, le dommage ne se serait pas produit tel qu’il s’est produit et qu’il accordait à la victime l’indemnisation de tout ou partie de ce dommage, sa décision encourait la cassation. Ce standard était toutefois tempéré par la jurisprudence des juridictions de fond qui n’hésitaient pas, malgré l’enseignement de la Cour, à définir la certitude comme « un degré très élevé de vraisemblance » ou encore comme « une très haute vraisemblance non contredite »
Depuis l’adoption du livre 8, le degré de preuve est assoupli en vertu de deux dispositions. Tout d’abord, l’article 8.5, intitulé : « Règle générale – preuve certaine »
prévoit désormais : « Hormis les cas où la loi en dispose autrement, la preuve doit être rapportée avec un degré raisonnable de certitude ». La loi consacre explicitement le principe que le degré de preuve certain équivaut, non pas à une certitude absolue de 100 %, mais à un « degré raisonnable de certitude » qui « exclut tout doute raisonnable ». Si l’on se réfère à la doctrine, ce degré pourrait être évalué à 90 % par rapport à une certitude absolue. Ensuite, le législateur a introduit, à l’article 8.6 du Code civil, la possibilité de prouver par simple vraisemblance les « faits négatifs » ou les « faits positifs dont, par la nature même du fait à prouver, il n’est pas possible ou pas raisonnable d’exiger une preuve certaine ». Cela signifie que, dans ces cas spécifiques, le juge remplace, lors de l’appréciation des preuves, la mesure normale de certitude raisonnable (art. 8.5 C. civ.) par un degré moindre de conviction. Les travaux préparatoires, s’inspirant du droit suisse, énoncent : « [s]i on devait parler en pourcentage de certitude, on pourrait mentionner 75 %, c’est-à-dire qu’il existe des éléments sérieux dans le dossier qui accréditent les allégations et que les alternatives, bien que pas complètement impossibles, n’apparaissent pas vraisemblables ».
B. Proposition d’une nouvelle approche
6. Introduction
Nous proposons d’analyser le lien de causalité en l’abordant sous une nouvelle perspective qui n’est, à l’heure actuelle, que très peu connue en droit belge. Il s’agit de distinguer deux éléments propres au lien de causalité : d’une part, l’enchaînement des faits ayant conduit au dommage, d’autre part, la reconstruction du scénario contrefactuel. Nous nous inspirons des écrits de W. Vandenbussche qui, dans sa thèse de doctorat, a aussi utilisé cette approche pour analyser les règles de preuve propres au lien de causalité, ainsi que du droit néerlandais qui connaît bien cette distinction.
7. L’enchaînement des faits
Pour établir le lien de causalité, il faut d’abord démontrer les faits matériels permettant de reconstruire l’enchaînement causal des évènements (effectieve feitelijke oorzaak).
Examinons le cas d’un accident de voiture. Le demandeur en responsabilité doit établir comment se sont déroulés les faits dans le passé jusqu’à la survenance de l’évènement dommageable. Ainsi, le conducteur fautif n’a pas respecté une priorité de droite, la personne lésée a freiné violemment, les deux véhicules se sont percutés, le choc des deux véhicules a propulsé la personne lésée en avant malgré sa ceinture de sécurité, sa tête a heurté le pare-brise, ce qui lui a causé une lésion cérébrale traumatique, engendrant un mal de tête permanent depuis l’accident.
Pour établir cet enchaînement des faits, le demandeur devra prouver des faits positifs qui se sont effectivement produits dans la réalité au moyen de témoignages ou de présomptions. Par exemple, dans l’hypothèse de l’accident, les parties pourront utiliser le témoignage des personnes présentes sur le lieu de l’accident, le rapport d’expertise, les traces laissées sur la route, etc.
Cet enchaînement causal doit être prouvé selon un degré raisonnable de certitude en application de l’article 8.5 du Code civil. Un simple degré de vraisemblance pourrait toutefois[...]
Sur l'auteur: Céline Joisten
Référendaire près la Cour de cassation et Professeure invité à l’Université de Liège (ULiège). Cet article a été rédigé dans le cadre d’un mandat d’Aspirant F.R.S-FNRS octroyé par le Fonds National de la Recherche Scientifique.Plus d'infos sur ce sujet ?